Roberto Juarroz



Poésie Verticale   
Quelques poèmes



III, 2

L'autre qui porte mon nom
a commencé à me méconnaître.
Il se réveille où je m'endors,
double la conviction que j'ai de mon absence,
occupe ma place comme si l'autre était moi,
me copie dans les vitrines que je n'aime pas,
creuse les cavités que j'élude,
déplace les signes qui nous unissent
et visite sans moi les autres versions de la nuit.

Imitant son exemple,
j'ai commencé à me méconnaître.
Peut-être n'est-il d'autre manière
de commencer à nous connaître.



IV - 4


Personne ne commence où il veut
mais où prend fin l'arrogance
de cela que n'est personne.

Nous commençons tous dans un coin sans personne
et à ce coin finalement nous revenons
croyant par erreur qu'il y a quelqu'un.

Mais le centre de la joie d'être quelqu'un
est la joie de ne l'être pas,
l'exacte compréhension

de dessin de ce filet que nous tendons,
dans le métier précis
de pêcheurs que ne pêchent pas le poisson
mais la perte du poisson,
jusqu'à pêcher leur propre perte.


IV - 24


Si nous connaissions le point
où quelque chose va se rompre,
où le fil des baisers sera coupé,
où un regard cessera de rencontrer un autre regard,
où le cœur ailleurs s'élancera,
nous pourrions mettre sur ce point un autre point
ou du moins l'accompagner quand il cède.

Si nous connaissions le point
où une chose va se fondre avec une autre,
où le désert rencontrera la pluie,
où l'étreinte atteindra la vie,
où ma mort s'approchera de la tienne,
nous pourrions dérouler ce point comme un serpentin
ou du moins le chanter jusqu'à mourir.

Si nous connaissions le point
où une chose sera toujours cette chose,
où l'os n'oubliera pas la chair,
où la source est mère d'autre source,
où le passé ne sera jamais le passé,
nous pourrions le laisser seul et abolir tous les autres
ou du moins l'abriter dans un lieu plus sûr.


VI - 7

Comment aimer l'imparfait
si l'on écoute à travers des choses
comme le parfait nous appelle?

Comment parvenir à suivre
dans la chute ou l'échec des choses
la trace de ce qui ne tombe ni n'échoue?

Peut-être nous faudrait-il apprendre que l'imparfait
est une autre forme de la perfection:
la forme que la perfection assume
pour pouvoir être aimée.


XI - 1.3

Une écriture qui supporte l'intempérie,
qui puisse se lire sous le soleil ou la pluie,
sous la nuit ou le cri,
sous le temps dénudé.

Une écriture qui supporte l'infini,
les crevasses qui s'étoilent comme le pollen,
la lecture sans pitié des dieux,
la lecture illettrée du désert.

Une écriture qui résiste
à l'intempérie totale.
Une écriture qui puisse se lire
jusque dans la mort.


XI - 1.14

Il ne suffit pas de lever les mains.
Ni de les abaisser
ou de dissimuler ces deux gestes
sous les embarras intermédiaires.

Aucun geste n'est suffisant,
même s'il s'immobilise comme un défi.

Reste une seule solution possible:
ouvrir les mains
comme si elles étaient des feuilles.


XI - 1.16

Le plafond du rêve
est peint d'une couleur étrangère au rêve.

Le plancher du rêve
porte trace de lointaines latitudes.

La demeure du rêve
est voisine d'autres demeures
faites de matériaux différents.

Et l'habitant du rêve
a l'étrange conviction
de n'être pas né là.

Les rôles semblent permutés
et les fonctions interverties.
Tout rêve doit être remplacé par un autre.
Mais l'inévitable échange n'est pas un rêve.


XI - 1.24


Il n'y a pas de silence.

Penser n'est pas silence,
une chose n'est pas silence,
la mort n'est pas silence.

Etre n'est pas silence.

Aux alentours de ces faits
il n'y a que lambeaux de nostalgie:

la nostalgie du silence
qui peut-être un jour exista.
Ou peut-être n'exista jamais
et peut-être devons-nous le créer?


XI - 1.25

On frappe à la porte.
Mais les coups résonnent au revers,
comme si quelqu'un frappait de l'intérieur.

Serait-ce moi qui frappe?
Peut-être les coups de l'intérieur
veulent-ils couvrir ceux de l'extérieur?
Ou bien la porte elle-même
a-t-elle appris à être le coup
pour abolir les différences?

Ce qui importe est que l'on ne distingue plus
entre frapper d'un côté
et frapper de l'autre.


XI - 1.31

Pour lire ce que j'aime lire
je devrais l'écrire.
Mais je ne sais pas l'écrire.
Personne ne sait l'écrire.

S'agirait-il d'une écriture perdue
ou peut-être d'une écriture du futur?

Il se peut que j'aime lire
ce qui ne peut s'écrire.
Ou simplement ce qui ne peut se lire
bien que cela s'écrive.


XI - 2.15

Un bourdonnement de fond
témoigne de la présence des choses.
Nous avons besoin de la parole et du vent
pour le supporter.

Un bourdonnement de fond
dénonce l'absence des choses.
Nous devons inventer une autre mémoire
pour ne pas devenir fous.

Un bourdonnement de fond
annonce qu'il n'y a rien
qui ne puisse exister.
Nous avons besoin d'un silence doublé de silence
pour admettre que tout existe.

Un bourdonnement de fond
souligne le froid et la mort.
Nous avons besoin de la somme de tous les chants,
du résumé de tous les amours
pour pouvoir apaiser ce bourdonnement.

Ou bien un soir,
sans autre condition que son ajour,
un oiseau viendra se poser sur l'air
comme si l'air était une branche.
Alors cesseront tous les bourdonnements.


XI - 2.18


Une invasion de paroles
tente d'assiéger le silence,
mais, comme toujours, échoue.


Elle essaie alors de coincer les choses
qui habitent le silence,
mais n'y arrive pas davantage.
Elle va finalement encercler les paroles
qui cohabitent.avec le silence,
alors se produit l'imprévu:
le silence se convertit en paroles
pour mieux protéger les paroles
qui cohabitent avec lui.

Et pendant que l'invasion des autres paroles
se dissipe comme un souffle furtif,
l'insolite s'accomplit:
les paroles qui restent
ressemblent alors beaucoup plus au silence
qu'aux autres paroles.

(pour René Char)


XI - 2.31


L'inépuisable lutte entre les êtres
est la première condition d'être.

Etre une rose c'est lutter contre une autre rose,
visible ou invisible,
contre toutes les roses.
Et même plus:
c'est lutter contre ce qui n'est pas une rose.
Et plus encore:
c'est lutter contre sa propre absence de rose.

La lutte scandaleuse
entre deux êtres qui s'aiment
est une évidente affirmation d'être.
La défaite de l'amour
est son triomphe.


XI - 3.1

Le candélabre aux longs bras
n'élimine pas l'émerveillement
que redouble le mercure
derrière le coeur des miroirs.

Quand nous parvenons à éteindre les cierges
qui saturent les petits moulins à prières
de nos vagues rites,
les miroirs forment en leur fond
la stupéfiante figure
d'une bouche qui n'a nul besoin
de paroles pour nous parler.

Nous comprenons alors seulement
que le plus minime des reflets
est une image de l'origine,
un écho du silence inaugural.


XI - 4.4


Qu'y a-t-il derrière les nombres?
Et qu'y a-t-il devant?

Toutes les choses se meuvent,
même les pierres et les morts.
Les nombres ne se meuvent pas:
ils cèdent la place à d'autres nombres.
Quel est donc le lieu des nombres?

Lorsque nous les écrivons sur un papier
nous leur inventons un lieu,
comme ils inventent parfois
un lieu pour nous.

Toutes les choses veulent prendre notre place,
mais les nombres, non.
Ils ressemblent à l'être:
ils ne sont en aucun lieu.

Mais qu'y a-t-il à l'intérieur des nombres?
Le simulacre de la mesure
et les masques des signes
nous ont fait oublier leur substance.


XI - 4.4


Une arête dans la gorge
peut évider la voix.

Mais la voix vide parle aussi.
Seule la voix vide
peut dire le saut immobile
vers nulle part,
le texte sans paroles,
les trous de l'histoire,
la crise de la rose,
le rêve de n'être personne,
l'amour le plus désert,
les cieux abolis,
les fêtes de l'abîme,
la conque brisée.

Seule la voix vide
peut parler du vide.
Ou de son ombre claire.

(pour Juana Rosa Pita)


XII - 5


Certaines lumières éteintes
éclairent plus
que les lumières allumées.

Il y a des lieux où il ne faut pas
que quelque chose soit allumé pour y voir clair.
De plus il y a des choses
qui s'éclairent mieux toutes lumières éteintes,
comme certaines strates obliques de l'homme
ou des recoins qui s'installent subrepticement
dans les espaces les plus ouverts.

Il y a cependant une intempérie de la lumière,
une zone sereine et dépouillée
où il n'y aucune différence
entre les lumières allumées
et les lumières éteintes.


XII - 8    



Il dessinait partout des fenêtres.
Sur les murs trop hauts,
sur les murs trop bas,
sur les parois obtuses, dans les coins,
dans l'air et jusque sur les plafonds.
Il dessinait des fenêtres comme s'il dessinait des oiseaux.
Sur le sol, sur les nuits,
sur les regards tangiblement sourds,
sur les environs de la mort,
sur les tombes, les arbres.

Il dessinait des fenêtres jusque sur les portes.
Mais jamais il ne dessina une porte.
Il ne voulait ni entrer ni sortir.
Il savait que cela ne se peut.
Il voulait seulement voir: voir.

Il dessinait des fenêtres.
Partout.


XII - 9

              

Tôt ou tard
il faut mettre la main au feu.

Peut-être la main pourrait-elle
apprendre d'abord à être flamme
ou bien persuader la flamme
de prendre la forme d'une main.

Et si les deux échouaient
peut-être la flamme et la main
pourraient-elles se muer en atomes libres
d'une autre clarté.

Ou peut-être simplement
réchauffer un peu plus l'univers.


XII - 17                    

La parabole qu'est notre environnement
contamine notre vision
et l'embrase d'une fugace parade
qui contredit les étoiles.

Le mythe de porter en soi un dieu
nous scarifie la vision
et la corrompt sous la tutelle intime
d'un oeil ancré dans son propre strabisme.

Coincée entre le dehors et le dedans,
la vision devrait être autonome,
indépendante de l'homme et des dieux,
de l'oeil et des choses.

La vision devrait être vision et non regard,
lumière sensible, ponction, flamme sans bûches,
création d'un oeil, non son rejeton.
Et après, seulement, ouvrir le monde.


XII - 21 



On dirait parfois
que nous sommes au centre de la fête.
Cependant
au centre de la fête il n'y a personne.
Au centre de la fête c'est le vide.

Mais au centre du vide il y a une autre fête.


XII - 61

Etre.
Et rien de plus.
Jusqu'à ce que se forme un puits en-dessous.


Ne pas être.
Et rien de plus.
Jusqu'à ce que se forme un puits au-dessus.

Ensuite,
entre ces deux puits,
le vent s'arrêtera un instant.


XIII - 79

Toujours au bord.
Mais au bord de quoi?

Nous savons seulement que quelque chose tombe
de l’autre côté de ce bord
et qu’une fois parvenu à sa limite
il n’est plus possible de reculer.

Vertige devant un pressentiment
et devant un soupçon:
lorsqu’on arrive à ce bord
cela aussi qui fut auparavant
devient abîme.

Hypnotisés sur une arête
qui a perdu les surfaces
qui l’avaient formée
et resta en suspens dans l’air.

Acrobates sur un bord nu,
équilibristes sur le vide,
dans un cirque sans autre chapiteau que le ciel
et dont les spectateurs sont partis.


XIV - 68


L’abîme n’admet pas l’ordre,
le désordre non plus.
Et nous savons que tout est un abîme.

Pourtant,
le jeu de la feuille et du vent
s’achève toujours à l’endroit le plus exact.
Et aucune feuille ne souille
le lieu où elle tombe.

Il se peut qu’une feuille ordonne
ou peut-être désordonne
une autre face de l’univers.




ROBERTO JUARROZ, né le 5 octobre 1925 à Coronel Dorrego dans la province de Buenos Aires, Argentine et mort le 31 mars 1995 à Buenos Aires. Juarroz était un poète argentin, considéré comme un des poètes majeurs de ce temps, dont l'œuvre est rassemblée sous le titre unique de Poesía vertical. Seul varie le numéro d'ordre, de recueil à recueil: Segunda, Tercera, Cuarta... Poesía Vertical.


Roberto Juarroz Roberto Juarroz Reviewed by La Rédaction on lundi, mars 15, 2010 Rating: 5
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