Liliana Díaz Mindurry

© 2016 Mayda Bustamante

Quatre poèmes




De: Éclat final (2013)

À UNE CERTAINE HEURE
de Maria Germinova connue sous le nom de Toyen


L'indicible,
ce qu'elle sait ou ne sait pas ou simule ne pas savoir, mais le goût se garde dans la langue et sous les dents,
l'indicible,
cela, ce qui à une certaine heure devra arriver,
l'indicible
par exemple, que le néant corrigera très bientôt la forme des choses pour que la voix ne reste ni au fond du rêve,
que ces mains ne la caresseront pas
   (et ce sera comme si les mains la déchiquetaient
comme si les mains avaient des mandibules griffes canines piquants épingles poignards)
que les phrases se désarmeront ruisselant goutte à goutte sans la moindre réponse,
que les couloirs courront vers le bas
comme un fleuve en pente,
que les mots exténués pâliront,
qu'elle-même deviendra poupée et marchera dans l'épaisseur
 que l'air entrera et sortira de la bouche
 sans le moindre bruit
 comme ces poupées qui dorment sur les étagères
 vides,
 cassées.

Qu’il n'y aura plus aucun paradis
qu’il n’y aura plus qu’à boire de l'eau dans les intervalles de la télévision.

Maintenant
elle regarde par la fenêtre, nue, avec une apparence de statue,
elle prend le dos irrégulier des images et les aplatit comme des cigarettes mortes dans des tasses de café.

Elle se lèche les blessures.

Elle sait ou ne sait pas
que les voleurs du bonheur
sont alignés
entre chaque éclair qui ouvre et ferme les portes de la pensée,
et depuis la forêt des noms
la confusion s'accentue.

Jusqu’à il y a un instant, 
jusqu'à il y a quelques heures,
dans cette blessure de la pièce,
le désir
comme un poisson
nageait dans des eaux avec des aiguilles,
le regard énorme
se mettait dans des églises, des clochers, des vitraux,
il mangeait Dieu,
le mâchait,
saignait des cerfs dans les limites du bois,
tordait des choses, les mêlait, s’enlevait et se mettait les yeux, fracturait la nuit, lui enfonçait les mâchoires à la folie, portait des jupons célestes avec des dentelles, triturait n'importe quel ongle de l'éternité, gardait dans des tiroirs fermés le malheur comme s’il n'avait plus de fondement,
il combattait sur la feuille de papier mort
avec les mots furieux comme des tigres.

Le désir
était un parfum,
une courbe du temps où s'arrêter,
et prendre les minutes
pour les sécher sur la terrasse au soleil.

Remuer la tristesse dans une bassine et chanter de rire.
(Il n'y a pas d'obéissance plus ponctuelle que le désir).
Aucun chien en zèle n'a faim ni froid,    
aucun chien en zèle ne sait d'aucune mort,
ni de celles déguisées avec des habits transparents,
aucun chien en zèle ne sait d'aucune douleur.

L'indicible
ce qui à une certaine heure devra arriver,
et déjà se mettre la vieillesse sur les cheveux,
les mains
dans la salle de tortures,
se baigner avec du savon aromatique, remplir le visage de pommades,
préparer la valise lentement avec des pas de religieuse dans le sanctuaire,
se mettre un chapeau avec des fleurs et des oiseaux,
lire le journal,
tomber.



De: Chasseurs dans la neige (2014)


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MAUVAIS COMMENCEMENT

Parce que ce n'était pas ainsi
(ni c’est ainsi):
La lune n'éclairait pas compatissante le spectacle
des chasseurs dans la neige de Brueghel,
comme elle n'éclairait pas avec la même compassion la mauvaise haleine
du rêve où un champ blanc
continuait jusqu'à la fin du monde (s'il est vrai que cela termine),
ni encore moins l’équation que faisait un enfant, de l'autre côté du
monde, dans sa classe de mathématiques,
sous un regard décoloré de maître
aussi décoloré et aveugle
      qu’un ciel d'hiver
      décoloré et aveugle
avec des chasseurs qui vont nulle part, couverts par leurs
chiens décharnés
sombres comme eux
aussi aveugles
aussi décolorés
qu’eux.
J’ai dit: 
Parce que ce n'était pas ainsi
parce que ce n'est pas ainsi:
il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horace,
que quelques chasseurs peints,
qu’une mécanique si calme de ce qui se dissout
de 
ce 
qui
se 
      dissout.


XVIII

«SOLARIS» DE  TARKOVSKY  ET LE TABLEAU «CHASSEURS DANS LA NEIGE»


C’est un film de Tarkovsky : une scène
avec un homme détenu dans un lieu où le cosmos
sait donner vie aux pensées. Il est possible
qu’une femme de rêves pense au rêve de Brueghel
et ses chasseurs.
Tout est se fendre en deux:
l’étroite stratégie du monde. Inventer
des paradis.
Des lustres et des cristaux volent,
Il y a un son frai,
lacérant. Il est possible de se sauver du ronflement
de l’angoisse. Dans la pénombre translucide
tout est
doucement
vide.

Eux s’élèvent, ils lévitent,  impossibles,
c’est un amour complet,
c’est un amour qui ne peut être ni ne sera
de ce monde,
(qui ne peut être ni ne sera
de ce monde).
Un lieu où rien ne vieillit
et tout se soutient dans l’air.
S’élèvent aussi des maisons enneigées,
des chasseurs,
des chiens, des oiseaux, des femmes près du feu,
des êtres qui patinent sur la glace, des clochers. Rien à craindre.
Les couloirs montent
aux cieux,
les maisons
planent.

Les choses se retournent dans le rêve, l’intouché de l’enfance apparaît,
les corps courbés de plaisir. Rien pour la peur. Compte régressif.

Tout brille sur des terrasses blanches, il n’y a pas d’odeurs tristes.
Un patineur monte des échelles d’air à grands sauts.
Une femme endormie descend en apesanteur l’échelle de nulle part.

On sent une joie de dents serrés:
la perfection d’une image filmée ou les profils d’un tableau,
ou un rêve quelconque rêvé par personne. Ou la beauté impossible,
très lente,
le féroce, délicat
poignard
d’une musique.  


XXIII

TROISIÈME CHASSEUR


Il y a un troisième chasseur plus loin
plus petit que les autres
(également courbé et habillé de la même façon).
C’est lui,
celui qui ment par plaisir, celui qui chasse des mensonges.
Le mensonge a un goût de fraises cachées sous la neige.

Celui qui se consomme chaque jour
sous un ciel épars. Celui qui flaire d’autres pensées
comme un chien. Celui de la pensée qui fume,
de la chaleur et du feu. Une pensée avec odeur de viande crue,
inventée. Celui qui, vêtu jusqu’aux dents,
compte des étoiles dans un ciel sans étoiles,
comme s’il y avait des étoiles,
des chasses. Ce n’est pas pour rien que les accords bas l’attirent.

Qui sait ce qu’il y a dans sa tête,
si des haillons,
si des hivers pour aller à la chasse
obstinément, 
pour mesurer la dispersion du ciel.
C’est celui-là. Celui qui regarde les femmes face au feu,
chiennes toutes :
il s’invente. Celui qui dessine des mondes, des chiens, des proies, des chasseurs,
des maisons, de la neige, de la glace, des oiseaux
et des femmes.

La représentation est cette forme de nier la substance.






Note de l'éditeur: Nous adressons nos sincères remerciements à Luis Alberto Vittor,  Directeur Général et Directeur Éditorial de la prestigieuse revue argentine Analecta Literaria, pour sa collaboration et sa gentillesse  de nous avoir permis de reproduire la traduction en français des quatre poèmes de Liliana Díaz Mindurry faite par Gregoria Gutierrez-Oliva.


LILIANA DÍAZ MINDURRY est née à Buenos Aires (Argentine). Elle a obtenu de nombreuses distinctions. Entre autres: la “Faja de Honor” de la Société Argentine d’Écrivains pour son roman “La resurrección de Zagreus” (“La résurrection de Zagreus”), el Premier Prix Municipal de Buenos Aires en récits édités durant 1990-1991 pour le livre “La estancia del sur” (“Le séjour du sud”), le Premier Prix Municipal de Córdoba pour le même livre, le Premier Prix Fondo Nacional de las Artes 1993 pour le roman “Lo extraño” (“L’étrange”), le Prix Centre Culturel du Mexique en récits 1993, le Prix El Espectador de Bogotá en récits 1994, les deux faisant partie du concours Juan Rulfo de Paris, le Premier Prix Jiménez Campaña de Grenade (Espagne), le Prix Fernández Rielo de Madrid. Elle a reçu les prix de la Municipalité de Encina de la Cañada (Espagne) et de la Municipalité de Puebla (Mexique). Elle a obtenu le Prix Planeta 1998 pour le roman “Pequeña música nocturna” (Petite musique nocturne”). Elle a publié jusqu’à maintenant vingt-trois libres, parmi lesquels se trouvent les romans “La resurrección de Zagreus” (“La résurrection de Zagreus) «A cierta hora» (« À une certaine heure »), « Lo indecible » (« L’indicible »), « Summertime », «Hace miedo aquí» (« Il fait peur ici »). Certains de ses livres de récits sont : “Buenos Aires ciudad de la magia y de la muerte” (“Buenos Aires, ville de la magie et de la mort”), « En el fin de las palabras » (« Dans la fin des mots »), «Retratos de infelices» (Portraits de malheureux »), «Ultimo tango en Malos Ayres» (« Dernier tango à Malos Ayres »). En poésie, elle a publié “Sinfonía en llamas” (Symphonie en flammes”), “Paraíso en tinieblas” (« Paradis en ténèbres »), “Wonderland”. Elle a obtenu le Prix “Fondo Nacional de las Artes”, le “Subsidio de Antorchas”, la “Faja de Honor” de la Société d’Écrivains de l’Argentine, le Premier Prix de l’Ambassade de Grèce, Le Premier Prix First, etc. Plusieurs de ses poèmes ont été publiés en Colombie, Autriche et d’autres pays. Son livre « Cazadores en la nieve » (« Chasseurs dans la neige ») vient d’être publié en France dans une édition bilingue par Reflets de lettres. Son œuvre a également été traduite à l’allemand et au grec. Le récit “Onetti a las seis” (“Onetti à six heures”) a été adapté au théâtre par Hernán Bustos avec “Un sueño realizado” (“Un rêve réalisé ») de J C Onetti. Elle a écrit la préface aux œuvres complètes d’Onetti éditées par Editorial Galaxia Gutenberg d’Espagne, auteur sur l’œuvre duquel elle a réalisé de nombreux essais. Elle a également écrit des essais littéraires, comme « La voz múltiple » (« La voix multiple ») et son essai « La maldición de la literatura » (« La malédiction de la littérature ») vient d’être réédité en Espagne par la maison d’édition Huso en novembre 2016. Depuis 1984, elle dirige des ateliers littéraires.


GREGORIA GUTIÉRREZ OLIVA, Psychologue, cinéaste et traductrice espagnole, née dans la province de Tolède (Espagne). Elle a passé son enfance et adolescence en Isle de France (France), pour s’installer par la suite à Madrid. Études d’anglais et espagnol à la Sorbonne Nouvelle de Paris, Architecture à l’Université Polytechnique de Madrid, Cinéma à l’Université Panthéon-Sorbonne de Paris; réalisation audiovisuelle à l’École de Télévision de Madrid, plusieurs ateliers de cinéma au “Círculo de Bellas Artes” de Madrid, institution dont elle a été collaboratrice dans le département d’image, Traduction et interprétation à l’École Internationale Sampere de Madrid. Elle possède une maîtrise en Psychologie octroyée par l’UNED (Université Nationale d’Éducation à distance). Réalisatrice de plusieurs œuvres audio-visuelle, parmi lesquelles se détache le court-métrage «Sugerencias» (“Suggestions”) et le projet multimédia «Virus versus contrôle». Elle écrit des textes littéraires, non publié pour le moment. Parfaitement bilingue (français/espagnol), elle se consacre à la traduction et interprétation depuis 1990. Sa dernière traduction littéraire est de l’année 2016 avec une traduction spécifique pour la maison d’édition « Huso » de plusieurs récits d’auteurs français, inclus dans une collection de récit sur le thème du mensonge : «El espejo invertido – Relatos de la mentira» (« Le miroir inverti – Récits du mensonge »).

Liliana Díaz Mindurry Liliana Díaz Mindurry Reviewed by La Rédaction on mercredi, décembre 14, 2016 Rating: 5
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