Six poèmes
PAROLES SANS SUITE
Est-ce ivresse déjà que vos rhums m'ont versée
ou si c'est la magie du pays retrouvé
voici gronder en moi
sourdement
sourdement
tous les volcans de mon passé
et voici s'épanouir
pâles fleurs explosant parmi la paix du soir
tous les fantômes qui furent moi…
C'est ici qu'une erreur guida leurs caravelles
et que beaucoup moururent sous les mancenilliers
d'avoir voulu gouter à la douceur des fruits.
L'or qu'ils venaient chercher, ils ne l'ont point trouvé
mais moi, je suis venu pour faire pousser de l'or
je ne me rappelle plus d'où
un jour, je suis venu pour faire pousser de l'or
je ne me rappelle plus quand
et dès le pur matin sifflait le vol des fouets
et le soleil buvait la sueur de mon sang.
(1945)
SATCHMO
non
ne fermez pas l'oreille
aux hoquets aux sanglots
aux subtils glissandos
à la stridence à l'insistance
à la cadence
des blues
– swingués oh !
par la trompette de Satchmo
plainte étouffée dans le gosier
du noir lynché
glouglou du sang
glissant
sur les courants puissants
du fleuve
Mississipi
lent balancement
des corps
frénésie des sermons et longs cris d'hystérie
dans le roulis
des églises noires
du Missouri
éclairs verts jaillissants
des bûchers crépitants
de Virginie
du Kentucky
de Géorgie
désirs rouges réchauffant
les nuits d'Alabama
d'Oklahoma
des Bahamas
non
ne fermez pas l'oreille
aux hoquets aux sanglots
aux subtils glissandos
à la stridence à l'insistance à la cadence
des blues
– swingués oh !
par la trompette de Satchmo
ne fermez pas l'oreille
aux rires aux soupirs
aux délires
aux éclats aux oua-oua
à la joie
qui se bousculent –
ha ha !
qui s'accumulent –
j'te crois !
– dans la trompette de Satchmo
sourires des bébés noirs
éclairant la nuit
noire
d'Alabama
d'Oklahoma
des Bahamas
joie truquée des filles noires
des filles jaunes
dans les cabarets noirs
de Harlem
cherchant au fond d'un whisky brun
d'un whisky or
le visage oublié
d'un garçon brun
d'un garçon jaune
de Bâton Rouge
ou de Natchez
rires du peuple noir
roulant dans les rues
noires
de Frisco
de Chicago
de Santiago
non
ne fermez pas l'oreille
aux rires aux soupirs
aux délires
aux éclats aux oua-oua
à la joie
qui se bousculent –
ha ha !
qui s'accumulent –
j'te crois !
– dans la trompette de Satchmo
AMÉRIQUE
je suis le fer fiché dans les chairs de ta plaie
l'arête coincée dans le goulot
de ton gosier
l'éclat d'anthracite dans la roche de tes os
et nul baptême
nulle ablution ne te lavera de moi
Amérique
les neiges fleurissant tes plaines de coton
c'est ma sueur féconde
c'est mon sang
ta richesse
les sèves de douceur
dans tes roseaux aux longs cheveux d'argent
ce sont mes larmes non taries
dans la bruyance de tes machines
de tes mines
de tes usines
dans la violence des voix de cuivre
des voix de nez
des voix enrouées de ta musique
entends l'accent de ma colère
de ma douleur
et de mes hontes
Amérique
les nuées de charbon sur tes banlieues en deuil
non ce n'est pas la suie de ma peau
souillant la lumière des hommes
c'est la cendre de mes os calcinés
dans l'incendie des lynchages
l'acier de tes buildings coule
dans mes muscles de bronze
car je porte sur mes épaules
tout le poids du Nouveau-Monde
je suis l'ombre de ton corps
la nourrice aux mamelles de nuit
dont le lait enrichit la vigueur de ton sang
la pâleur de ton teint
– tu ne peux te défaire de moi
j'ai la fureur des amants éconduits
j'implanterai mes dents
dans ta chair lumineuse
ô terre de viol
terre d'injustice
et d'avenir
je briserai ton échine –
si fragile entre Colon et Panama
je nouerai autour de ta taille arquée
une étroite ceinture d'incandescence
de convoitises
ma voix
– celle de Césaire et de Mac Kay
de Robeson et de Guillen
sera plus forte que ton orgueil
plus haute que tes gratte-ciel
car elle jaillit des sombres entrailles de la souffrance
Amérique
GHETTO
Pourquoi m’enfermerai-je
dans cette image de moi
qu’ils voudraient pétrifier ?
pitié je dis pitié !
j’étouffe dans le ghetto de l’exotisme
non je ne suis pas cette idole
d’ébène
humant l’encens profane
qu’on brûle
dans les musées de l’exotisme
je ne suis pas ce cannibale
de foire
roulant des prunelles d’ivoire
pour le frisson des gosses
si je pousse le cri
qui me brûle la gorge
c’est que mon ventre bout
de la faim de mes frères
et si parfois je hurle ma souffrance
c’est que j’ai l’orteil pris
sous la botte des autres
le rossignol chante sur plusieurs notes
finies mes complaintes monocordes !
je ne suis pas l’acteur
tout barbouillé de suie
qui sanglote sa peine
bras levés vers le ciel
sous l’œil des caméras
je ne suis pas non plus
statue figée du révolté
ou de la damnation
je suis bête vivante
bête de proie
toujours prête à bondir
à bondir sur la vie
qui se moque des morts
à bondir sur la joie
qui n’a pas de passeport
à bondir sur l’amour
qui passe devant ma porte
je dirai Beethoven
sourd
au milieu des tumultes
car c’est pour moi
pour moi qui peux mieux le comprendre
qu’il déchaîne ses orages
je chanterai Rimbaud
qui voulut se faire nègre pour mieux parler aux hommes
le langage des genèses
et je louerai Matisse
et Braque et Picasso
d’avoir su retrouver sous la rigidité
des formes élémentales
le vieux secret des rythmes
qui font chanter la vie
oui j’exalterai l’homme
tous les hommes
j’airai à eux
le cœur plein de chansons
les mains lourdes
d’amitié
car ils sont faits à mon image
BLACK BEAUTY
Tes seins de satin noir
frémissant du galop de ton sang
bondissant
tes bras souples et longs dont le lissé ondule
ce blanc sourire
des yeux
dans la nuit du visage
éveillent en moi
ce soir
les rythmes sourds
les mains frappées
les lentes mélopées
dont s'enivrent là-bas au pays de Guinée
nos sœurs
noires et nues
et font lever en moi
ce soir
des crépuscules nègres lourds d'un sensuel émoi
car l'âme du noir pays où dorment les anciens
vit et parle ce soir
en la force inquiète le long de tes reins creux
en l'indolente allure d'une démarche fière
qui laisse –
quand tu vas –
traîner après tes pas
le fauve appel des nuits que dilate
et qu'emplit
l'immense pulsation des tam –
tams
en fièvre
car dans ta voix surtout
ta voix qui se souvient
vibre et pleure ce soir
l'âme du noir pays où dorment les anciens –
CREDO
moi aussi j'ai mon credo de poche
mais n'allez pas le répéter aux vents bavards
et à la foule qui passe
on vous rirait au nez
je crois
que le soleil est un oeuf de lumière
pondu par la nuit
que la prière retombe en pluie de fruits
dans la corbeille des mains offertes
que les étoiles sont des âmes qui brûlent
que la terre est une orange pour la soif de Dieu
que la fleur grimpe aux fenêtres
pour consoler l'enfant qui pleure
que la pierre est un arbre
qui n'a pas voulu croître
que la bonté est ce pays où l'on n'accède
qu'après avoir laissé tous ses bagages
à la douane de la douleur
que et un font un
même dans les luttes du plaisir
que le parfum du sacrifice
nourrit les fleurs de l'art
et qu'à force d'amour
demain il fera jour.
GUY TIROLIEN naît le 13 février 1917 à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). Après des études secondaires au Lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, où il rencontre, pour une amitié au long cours, Albert Béville (Paul Niger), il part en France en 1936. À Paris, il prépare le concours d’entrée à l’École Nationale de La France d’Outre-mer au Lycée Louis-le-Grand. En 1961, il publie son premier recueil de poèmes, Balles d’or, chez Présence Africaine à Paris. En 1977, Guy Tirolien publie Feuilles vivantes au matin, recueil de poèmes et de nouvelles. Guy Tirolien meurt le 3 août 1988.