Poèmes
JEUNESSE
C’est en vain que tu rêves, ô poétesse
mienne, entre un matin et un soir, sans répit,
à ce qu’est cette existence.
C’est en vain que tu demandes
pourquoi le secret n’est pas dévoilé,
pourquoi l’on ne t’accorde pas
le don de briser les chaînes.
A l’ombre du saule, tu as passé
tes heures dans la perplexité,
sous les coups douloureux
que t’infligeaient ces énigmes,
questionnant l’ombre,
alors que l’obscurité ne sait rien
et que les destinées connaissent
tout ce qu’elle ignore.
Tu regardes toujours l’horizon
anonyme, perplexe. Ce qui est caché
s’est-il jamais manifesté au jour ?
Tu questionnes toujours, et la destinée
moqueuse est un silence
hermétiquement clos,
un silence sans fin.
De quels résultats désespères-tu ? Jamais
auparavant un cœur n’a saisi les secrets
du monde ; que vas-tu donc rêver
de les saisir à son tour ?
Jeune fille, hélas, tu ne comprendras
jamais les jours ! Prends-en donc ton parti :
il te faudra les ignorer.
Laisse aller cette barque fatiguée.
Les destinées la pousseront de leurs mains
là où elles veulent la mener.
Qu’as-tu à gagner à lutter contre les vagues ?
La misère s’est-elle endormie un seul jour,
qui te permettrait de voguer, insoucieuse
vers le but que tu as choisi ?
Hélas ! Toi dont la vie s’est perdue
dans les songes, qu’as-tu récolté
en cette quête, sinon l’ennui ?
Son secret n’a cessé d’être en elle un corps enseveli.
Ô gaspillage d’une vie
que tu as passée à questionner !
C’est le secret de l’existence, trop fin
pour que les intelligences puissent jamais le saisir,
trop vaste pour que les sages le puissent jamais cerner.
Désespère-toi donc, jeune fille…
La vie et ses secrets échappent encore à l’emprise
commune. Qu’espérais-tu à la fin ?
Des humains par myriades sont venus en ce monde
avant que tu ne viennes. Et puis,
ils ont passé, ils ont cessé de vivre.
J’aimerai bien savoir ce qu’ils ont récolté
de leurs nuits… savoir vers où ont fui
leurs plaisirs et leurs fêtes.
Il ne reste plus d’eux
que des tombeaux endeuillés,
bâtis sur le rivage de la vie.
Ils ont quitté le lieu clos
de l’existence, et les voilà captifs, immobiles,
fixés pour jamais dans l’univers des morts.
Combien de fois la nuit triste
a-t-elle fait le tour des climats de ce monde ?
Combien de fois les êtres
se sont-ils soumis à sa loi ?
La nuit a témoigné qu’elle a toujours été
exactement semblable à elle -même.
Où sont-ils à présent
ceux qui hier encore se trouvaient près de nous ?
Comment, ô siècle, tant d’espoirs
s’éteignent-ils entre tes paupières
et tous ces rêves évanouis ?
Comment les cœurs se fanent-ils,
alors qu’ils sont lumière,
et comment l’obscurité vit-elle,
alors qu’elle est obscurité ?
Comment les ronces persistent-elles,
et les fleurs séduisantes,
qui leur a appris à flétrir
sous l’étreinte du temps ?
Comment les chansons voguent-elles
vers la mort, alors que reste vivante
la ritournelle moqueuse du destin ?...
Je suis toujours assise
sur ma dune de sable
dont le silence prête l’oreille
aux chansons du jour précédent.
Je ne cesse d’être une petite fille,
à ceci près que chaque jour d’avantage
m’échappe le sens de ma vie
et jusqu’au sens de moi-même.
Traduit de l’arabe par René R. Khawam
LAVER LA HONTE!
«Maman», et puis le râle, le sanglot, le noir.
Le sang coule encore un peu, le corps poignardé frissonne encore un peu.
Les cheveux bouclés s’enlisent dans la boue
«Maman», mais ça, seul l’a entendu le bourreau.
Demain c’est l’aube, et les roses au réveil,
On entendra crier vingt jeunes années, et l’espoir enchanté.
Alors dira la prairie, et diront les fleurs
- Celle qui vous a quittés, vous a quittés pour que la honte soit lavée.
Dans son village, reviendra le bourreau sauvage.
«La honte?» dira-t-il et il essuiera son couteau.
«La honte, nous l’avons déchirée en mille morceaux!
Nous voici revenus, sans tache, le front haut, libre.
Eh patron! Un verre! Du vin!
Appelle-la putain, la langoureuse au souffle de parfum.
Pour rançon de ses yeux, je donne le Coran, et Dieu sait quelles destinées!»
- Remplis ton verre, bourreau.
La honte, seule la victime peut l’effacer!
L’aurore viendra. Les filles demanderont:
«Où est-elle ?» La bête de sang répondra:
«Nous l’avons tuée».
Cette tâche, à nos fronts, nous l’avons lavée.
Les voisines raconteront son histoire.
Et aussi les palmiers du quartier.
Pas une porte de bois n’oubliera,
Les pierres répèteront:
- Laver la honte,
- Laver la honte,
Ô voisines, filles du village,
Nous ne pourrons pétrir le pain qu’avec nos larmes.
Nous couperons nos tresses, écorcheront nos mains,
Afin que reste pure et blanche la tunique virile.
Ni sourire, ni fête, ni regard: le couteau nous guette
Dans la main de nos pères, de nos frères.
- Qui sait, quels déserts, demain,
Pour laver la honte,
Nous enseveliraient?
NĀZIK AL-MALĀ'IKA Née à Bagdad le 23 août 1923 – morte le 20 juin 2007) est considérée comme une des plus importantes poètes irakiennes et fut la première à composer des poèmes en vers libre en arabe. Elle sera diplômée du collège des Arts de Bagdad en 1944 avant de déménager aux États-Unis pour apprendre l'anglais, le français et le latin. Elle obtiendra sa maîtrise en littérature comparée à l'université du Wisconsin en 1959. De retour des États-Unis, elle enseignera la littérature arabe à l'université de Bagdad puis aux universités de Bassorah et du Koweït. En 1947, elle publiera dans une revue littéraire de Beyrouth le poème «Al-Kūlīrā» («Le Choléra») qui adopte le vers libre et une structure rythmique variante. Elle écrira 7 livres de poèmes entre 1949 et 1970, plusieurs essais sur la poésie et la société arabe ainsi qu'un recueil de nouvelles en 1997. Elle quittera l'Irak en 1970 avec sa famille après l'accession au pouvoir du parti Baas. Elle ira d'abord Koweït jusqu'à l'invasion par Saddam Hussein en 1990. Elle sa famille iront alors au s'installer au Caire où elle y restera jusqu'à sa mort. Un seul livre en français, maintenant épuisé et introuvable, intitulé Nâzik al Malâïka: l'invitation au rêve a traduit plusieurs poèmes de l'auteure.