César Vallejo [1938] |
Choix de textes
Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je suis mauvais : mais ils ne savent rien
du décembre de ce janvier.
Car je suis né
un jour où Dieu était malade.
Il est un vide
dans mon air métaphysique
que personne ne palpera :
le cloître d’un silence
qui parla à fleur de feu.
Je suis né un jour
où Dieu était malade.
Mon frère, écoute, écoute…
Bon. Et que je ne parte pas
sans emporter de décembres,
sans laisser de janviers.
Car je suis né un jour
où Dieu était malade.
Tous savent que je vis,
que je mastique… Mais ils ne savent pas
pourquoi dans mon vers grincent,
obscur déboire de cercueil,
des vents lyissés
décrochés du Sphinx
indiscret du désert.
Tous savent… Et ne savent pas
que la Lumière est phtisique,
et l’Ombre grosse…
Mais ils ne savent pas que le Mystère synthétise…
qu’il est la bosse
musicale et triste qui à distance annonce
le passage méridien des lisières aux Lisières.
Je suis né un jour
où Dieu était malade,
gravement.
«Vespergenèse», Les Hérauts Noirs (1919)
Traduction de Nicole Réda-Euvremer
PIERRE NOIRE SUR PIERRE BLANCHE
Je mourrai à Paris, un jour d'averse,
un jour dont j'ai déjà le souvenir.
Je mourrai à Paris - je n'en ai pas honte -
peut-être un jeudi d'automne, comme aujourd'hui.
Un jeudi, oui; car aujourd'hui, jeudi, où j'aligne
ces vers, tant bien que mal j'ai endossé mes humérus,
et jamais comme aujourd'hui, je n'ai essayé,
après tout mon chemin, de me voir seul.
César Vallejo est mort, tous le frappaient
tous sans qu'il ne leur fasse rien;
et tous cognaient dur avec un bâton et dur
encore avec une corde; en sont témoins
les jours jeudis et les os humérus,
la solitude, la pluie, les chemins...
Traduction François Maspero
FAUX PAS ENTRE DEUX ÉTOILES
Il est des gens si malheureux, qu'ils n'ont même pas
de corps ; quantitative est leur chevelure,
bas, calculé en pouces, le poids de leur intelligence ;
haut, leur comportement;
ne me cherche pas, molaire de l'oubli,
ils semblent sortir de l'air, additionner mentalement les soupirs,
entendre de clairs claquements de fouet dans leur gosier.
Ils s'en vont de leur peau, grattant le sarcophage où ils naissent
et gravissent leur mort d'heure en heure
et tombent, au long de leur alphabet gelé, jusqu'à terre.
Pitié pour les « tellement » ! pitié pour les « si peu »! pitié pour eux
Pitié, dans ma chambre, quand je les écoute avec mes lunettes!
Pitié, dans mon thorax, quand ils s'achètent des habits!
Pitié pour ma crasse blanche, solidaire dans leur ordure!
Aimées soient les oreilles martin,
aimées soient les personnes qui s'assoient,
aimés soient l'inconnu et sa femme,
notre semblable par les manches, le col et les yeux!
Aimé soit celui qui a des punaises,
celui qui porte un soulier percé sous la pluie,
celui qui veille le cadavre d'un pain avec deux allumettes,
celui qui se prend un doigt dans la porte,
celui qui n'a pas d'anniversaires,
celui qui a perdu son ombre dans un incendie,
l'animal, celui qui ressemble à un perroquet,
celui qui ressemble à un homme, le pauvre riche,
le vrai miséreux, le pauvre pauvre!
Aimé soit
celui qui a faim ou soif, mais n'a pas assez de faim
pour étancher toute sa soif
et pas assez de soif pour rassasier toute sa faim!
Aimé soit celui qui travaille à la journée, au mois, à l'heure,
celui qui sue de peine ou de honte,
celui qui se prend par la main pour aller au cinéma,
celui qui paye avec ce qui lui manque,
celui qui dort le dos tourné,
celui qui ne se souvient plus de son enfance; aimé soit
le chauve sans chapeau,
le juste sans épines,
le voleur sans roses,
celui qui porte une montre et qui a vu Dieu,
celui qui a de l'honneur et ne meurt pas!
Aimé soit l'enfant qui tombe et pleure encore, et l'homme qui est tombé et ne pleure plus!
Pitié pour les « tellement »! Pitié pour les « si peu »! Pitié pour eux!
11 octobre 1937
Traduction François Maspero
AUJOURD’HUI J’AIME BEAUCOUP MOINS LA VIE
Aujourd’hui j’aime beaucoup moins la vie ,
mais toujours j’aime vivre : je l’ai déjà dit.
J’ai presque touché la part de mon tout et je me suis contenu
en me tirant une balle dans la langue derrière ma parole.
Aujourd’hui je me palpe le menton battant en retraite
et je me dis en ces pantalons momentanés:
Tant de vie et jamais!
Tant d’années et toujours mes semaines...!
Mes parents enterrés avec leur pierre
et leur triste rigidité qui n’en finit pas;
portrait en pied des frères, mes frères,
et, enfin, mon être debout et en gilet.
J’aime la vie énormément
mais, bien sûr,
avec ma mort bien-aimée et mon café
à regarder les marronniers touffus de Paris
et disant :
Voici un œil, un autre; un front, un autre… Et je répète:
Tant de vie et je pousse toujours la chanson!
Tant d’années et toujours, toujours, toujours!
J’ai dit gilet, j’ai dit
tout, partie, angoisse, j’ai dit presque, pour ne pas pleurer.
Car il est vrai que j’ai souffert dans cet hôpital, juste à côté,
et c’est bien et c’est mal d’avoir observé
de bas en haut mon organisme.
J’aimerai toujours vivre, même sur le ventre,
parce que, comme je le disais et comme je le répète,
tant de vie et jamais! Et tant d’années,
et toujours, beaucoup de toujours, toujours toujours!
Poèmes humains recueil posthume (1939)
Traduction de Nicole Réda-Euvremer
LES HERAUTS NOIRS
Il y a, dans la vie, des coups si forts... Moi je ne sais!
Des coups comme de Dieu la haine; comme si avant eux
le ressac de tout ce qui fut souffert
se déposait dans l'âme... Moi je ne sais!
Ils sont peu nombreux; mais ils sont... Ils creusent d'obscurs sillons
sur le plus fier visage, sur le dos le plus fort.
Ils sont parfois les poulains de barbares attilas;
ou bien les hérauts noirs que la Mort nous envoie.
Ce sont les chutes profondes des Christs de l'âme,
d'une adorable foi que le Destin blasphème.
Ces coups sanglants sont les crépitations
d'un pain brûlant pour nous à la porte du four.
Et l'homme... Pauvre... Pauvre! Il tourne les yeux, comme
quand sur l'épaule un battement de main nous appelle;
il tourne des yeux fous, et tout ce qu'il vécut
se dépose, comme une flaque de remords, dans le Regard.
Il y a des coups dans la vie, si forts... Moi je ne sais!
Traduction de Nicole Réda-Euvremer
LE BON SENS
- Il y a, mère, un endroit dans le monde, qui s'appelle Paris. Un endroit très grand et très loin, et encore très grand.
Ma mère ajuste le col de mon manteau, non parce qu'il commence à neiger, mais pour qu'il commence à neiger.
La femme de mon père est amoureuse de moi, elle avance le dos tourné à ma naissance et la poitrine face à ma mort. Car je suis deux fois sien : par l'adieu et par le retour. Je la clos, en revenant. C'est pour cela que ses yeux voudraient tant me donner, innocente de moi, délictueuse de moi, se nourrissant des œuvres terminées, des pactes réalisés.
Ma mère ne se confesse que de moi, ne tient son nom que de moi. Pourquoi n'en accorde-t-elle pas autant à mes frères ? À Victor, par exemple, l'aîné qui est déjà si vieux que les gens disent : On dirait le petit frère de sa mère! Peut-être parce que j'ai beaucoup voyagé! Peut-être parce que j'ai davantage vécu!
Ma mère m'accorde une lettre de crédit qui donne ses couleurs à mes récits quand je suis de retour. Devant ma vie quand je suis de retour, en se souvenant que j'ai voyagé durant deux cœurs dans son ventre, elle rougit et devient mortellement pâle, lorsque je dis, dans la paix de mon âme: cette nuit j'ai été heureux. Mais, elle s'attriste davantage; elle s'attristerait encore plus.
- Mon enfant, comme te voilà vieux!
Et elle passe, défaite, par la couleur jaune pour pleurer, parce qu'elle me voit vieilli, dans la lame de l'épée, dans l'embouchure de mon visage. Elle pleure de moi, elle s'attriste de moi. En quoi peut lui manquer ma jeunesse, puisque je serai toujours son fils? Pourquoi les mères sedésolent-elles de voir vieillir leurs enfants, puisque jamais l'âge de leurs enfants ne rejoindra le leur? Et pourquoi, puisque plus les enfants vont vers leur fin, plus ils se rapprochent de leurs parents? Ma mère pleure parce que je suis vieux de mon temps et parce que jamais je ne pourrai vieillir du sien!
Mon adieu est parti d'un point de son être, plus extérieur que le point de son être où je reviens. Je suis, à cause de l'excessif délai de mon retour, plus l'homme devant ma mère que le fils devant ma mère.
Là réside l'innocence qui aujourd'hui nous éclaire de trois flammes. Alors je lui dis avant de me taire:
- Il y a, mère, dans le monde un endroit qui s'appelle Paris. Un endroit très grand et très lointain, et encore très grand.
La femme de mon père, en m'entendant, mange, et ses yeux mortels descendent doucement le long de mes bras.
1923 Poèmes humains
Traduction François Maspero
ÉPÎTRE AUX PASSANTS
Je renoue avec ma journée de lapin, ma nuit d'éléphant au repos.
Et je me dis en moi-même :
là est mon immensité brute, torrentielle,
là est mon poids si léger qu'il me cherche au sol pour me faire oiseau ;
là est mon bras
qui, lui, refuse d'être une aile,
là sont mes saintes écritures,
là mes testicules en émoi.
D'une île lugubre je naîtrai à la lumière continentale, tandis que le capitole s'élèvera
sur ma défaite intime et que l'assemblée en armes fermera mon défilé.
Mais quand je mourrai
de vie et non de temps,
quand seront enfin deux mes deux valises,
là sera mon ventre, où tenait ma lampe en morceaux,
là sera cette tête qui expiait les tourments de mes pas circulaires,
là sera chaque ver que mon cœur comptait un par un,
là sera mon corps solidaire
veillé par l'âme individuelle; là sera
mon nombril où je tuais mes poux de toujours,
là sera ma chose, chose, ma chose épouvantable.
Entre tant, convulsif, âpre,
mon mors renaît,
souffrant comme je souffre du langage direct du lion,
et puisque j'ai vécu écrasé entre deux briques,
je renais moi aussi, et mes lèvres sourient.
1932
Traduction François Maspero
CÉSAR VALLEJO, de son nom complet César Abraham Vallejo Mendoza, est un poète péruvien né à Santiago de est né à Santiago de Chuco, un petit village dans les Andes péruviennes, le 16 mars 1892. Il était le onzième enfant d'une famille d'origine indigène et espagnole. Depuis son enfance, il connaissait la misère, mais aussi la chaleur du foyer, loin duquel il se sentait orphelin. Il est considéré comme l'un des plus grands poètes de langue espagnole et l'un des plus novateurs, malgré la brièveté de sa vie comme de son œuvre. Vallejo est le poète péruvien le plus célèbre et l'une des figures les plus importantes de la poésie hispano-américaine du XXe siècle. César Vallejo meurt à Paris le 15 avril 1938. Il repose au Cimetière du Montparnasse. Son premier livre poétique Les Hérauts Noirs fut publié en 1919. L’influence moderniste y apparait à travers le langage et l’utilisation d’images avec une intention symboliste. Néanmoins, on perçoit déjà que le poète s’éloigne du Modernisme, par sa tentative de refléter le quotidien et par l’utilisation d’une langue conversationnelle. Dans son livre suivant, Trilce (1922), la rupture avec la poésie antérieure est totale. Dans Espagne écarte de moi ce calice (1939) il dépasse sa conception tragique et pessimiste du monde pour se sentir solidaire de tous ceux qui souffrent. Principales publications: Los Heraldos negros (1918); Trilce (1922); Poemas Humanos (1939). Publié par sa femme après son décès. Traductions françaises: César Vallejo, Poèmes humains, trad. de Claude Esteban, in Claude Esteban, 1980; César Vallejo, Poésie complète, trad. de Gérard de Cortanze, 1983, rééd. 2009; César Vallejo, Poésie complète 1919-1937, trad. de Nicole Réda Euvremer, 2009; César Vallejo, Poèmes humains suivis de Espagne, écarte de moi ce calice, trad. de François Maspero, préf. de Jorge Semprun, 2011; César Vallejo, Tungstène, trad. de Nicole Réda Euvremer, 2011.