Poèmes
BAGDAD
Mère du monde Bagdad
bâtie par Al Mansour
pour être la capitale de la douleur créatrice
après Al Mansour
les poètes ont afflué vers elle
et ont embrassé sa terre
déversé sur ses nattes un vin
jusqu’à devenir jardin
échappatoire pour les oiseaux de mer
et les bédouins du désert
Celui qui se dirigeait vers elle
fou d’amour il oubliait
sa première aimée
oubliait la clef de sa maison
mourait en martyre
ivre dedans
Elle a fasciné le cœur nu d’Al Nouman
qui n’a cessé de répéter:
Bagdad!
Était la plus douce femme
et restera la plus douce des glycines’
AL QÛFA
Anouman a nommé
son apparence la joue de la vierge
et moi et Al-Mutanabbî
nous avons nommé ses entrailles : Volcan rouge
perle échevelée
dans le tombeau de l’histoire ensanglantée
et s’est embrasée de bonté et de splendeur
Al Mutanabbi était dans la nuit de ses ruelles
un enfant
quand elle s’est faite dévorer par les tortues:
Pilleurs
seigneurs
sourds et aveugles
ils sont descendus de la citadelle du veau
bredouilles
cyclone sanguinaire
tempêtes de sable
mais la perle rouge
est demeurée dans la fosse de l’histoire sanguinaire
palpitante d’amour
et éclatante de lumière
et si Anouman repassait par elle
il dirait à son poète:
Qui a défiguré la joue de la vierge?
POESIE Ô MON DEFI
La cendre je la soufflerai dans vos yeux.
Le vin, je le renverserai au front
De vos éminences,
Messieurs,
Grandioses faux-semblants que vous êtes.
La poésie est imperméable aux ordres des critiques.
Et le poète visionnaire
Vous mène avec dégoût par le bout du nez,
A travers vos misères.
Le poète n'est pas un cheval qu'on mène la nuit.
Baissez le front, messieurs,
Car vous n'avez solitude ni exil.
Vous n'avez connu-oh!-
Ni le goût du sang ni l'amour décapité en pleine jeunesse.
Vous n'avez pas franchi les remparts de Bagdad,
Vous, Messieurs,
Vous n'avez pas flambé-oh!-
Flambé comme des torches.
Mais le vrai poète meurt cette nuit,
Poignardé par son secret.
Et son regard
Implore l'amour,
Implore la vie.
Traduit par Nasser-Edine Boucheqif
LA NUIT EST PARTOUT
Cette nuit, la grotte regorge de dépouilles:
Crânes pelés, livres jaunis, lyre,
Inscriptions sur les parois, oiseau mort.
Un mot gravé au sang sur la pierre.
Ce monde immense regorge de joie:
La nudité azurée du ciel, éternelle et émouvante,
La douceur de l’automne
Le poisson argenté des mers
Le vil métal sur le feu
L’aube, les femmes, les idées.
Inscriptions sur les murs,
Une génération en furie
Marins qui trépassaient
La mer était dans la grotte
Une femme endormie dans un coquillage
La nuit est partout et j’attends le signal
J’aurais voulu couler ce bateau grouillant de rats
Et cette vieille prostituée de ville
J’aurais voulu qu’on pende par la queue avec les mots
Le poète, perroquet borgne et ivre,
Et les politiciens professionnels,
Banquiers et rois,
Ces poupées chauves
Maîtresses d’un monde épuisé.
Mais tu es un seigneur sans esclave
Ton destin est de rôder autour des murailles
De ramasser miettes et déchets
De parcourir ce monde-bordel
Écrasé et transi de froid.
La nuit est partout et j’attends le signal
O, coquille,
Brise-toi et vole en éclats
Incarne-toi dans le mot
Fais-toi étincelle pour brûler Nichapour
Et laver son visage vaincu, pâle et insensé.
LE PROFIL D’AICHA
Derrière son masque, elle cache le visage d’un ange
Et les traits d’une femme mûrie
Au feu des poèmes
L’aquilon éveilla ses désirs
Elle se personnifia dans le temple de l’amour sacré
En pomme, vin
Et beau pain chaud
Elle s’enivra d’exquises embrassades
Elle apparut dans mes rêves. Je m’exclamai : une phalène
Papillonna avant l’heure
Dans l’été de mon enfance
Incarna tous les visages
Et s’en fut, dans mon sang elle sommeille
Une sainte s’insinue au coeur de l’obscurité
Pour embrasser l’idole brisée
Elle enfonce ses ongles dans les pierres, les débris
Un rubis, sa bouche, rayonne de fraîcheur
Le feu des champs
Cheveux tressés et noués
Deux yeux flamboient d’une excessive compassion
Un visage cache Ctésiphon de Salih derrière son masque
Et les citronniers du haut Euphrate
Où j’ai passé l’été de mon enfance, quand l’hiver
Dans mon exil je porte, elle partie,
L’or des poèmes et les cendres.
UN HOMME ET UNE FEMME
Sur la cheminée de la maison la neige tombe
Dans la salle des miroirs
Une femme attend
À son sang un homme laboure ébloui
Les champs fleuris du corps
Un homme naît de ses côtes
Il l’habite
Il se cache dans la souvenance
Palpitant dans les gouttes féroces de ce sang
Grimpant comme à un arbre
Dans ses cellules, dans ses membres tremblants
Un homme l’embrasse
Et son sang, feu des quatre saisons.
LE POÈME
L’homme de lumière rôde dans mon sommeil
Il s’arrête dans l’angle abandonné
Il extirpe de ma mémoire des mots
Il les écrit
Les récrit, à haute voix
Rature quelques lignes
Fixe le miroir de la maison noyée
Dans l’obscurité et la lumière
Il se souvient de quelque chose
Puis quitte mon sommeil
Je me lève terrifié
J’essaye de me rappeler en vain
Ce qu’il a dit et ce qu’il a écrit
Car la lumière a effacé
De la blancheur de l’aurore assassinée
Ses papiers et ma mémoire.
LE POÈME GREC
I
Elle dit: L’amant fut au supplice lorsque l’étoile et la mer s’éteignirent. Le fou dit: Attends-moi; reste morte entre les morts et approche-toi du feu de la bougie pour que Dieu nous voie et lise la peur sur mon visage près de ton visage brûlant de fièvre sous le voile des larmes. Viens plus près, tes larmes donnent à mes lèvres le goût du sel marin et la saveur du pain. Attends-moi, dit le fou.
II
Les lauriers et les branches des cyprès cachaient des villes et des étoiles baignant dans le parfum de violette d’une nuit issue des abysses du coeur humain. Une femme nue sur un cheval riait sous l’orage.
Attends-moi ! Soudain la mer morte la couvrit d’herbe et d’écume apportée par le vent. Viens plus près, lui dit-il. Mais le hennissement du légendaire cheval océanique vint s’écraser sur le rocher près du rivage. Elle accourut nue avec ses tresses dorées.
Les dieux de la folle poésie vinrent pleurer à Delphes le destin des poètes.
III
À l’aube elle peignait la chevelure des vagues
Et taquinait les cordes de la lyre.
IV
Avec ses tresses dorées, elle dansait nue sous la pluie.
V
Un orage vert me surprit
Lorsque j’étais à mi-chemin de Delphes.
VI
Nous étions quatre : mon guide, le musicien aveugle,
Le chantre des dieux sages de l’Olympe et moi.
VII
Sur la mer Égée, les voiles blanches de l’aube
Me conduisirent à Delphes.
VIII
Ils me déposèrent, muet et paralysé,
Devant la porte du temple.
Ils mirent un tournesol sur mon front
Et me couvrirent d’un manteau.
IX
Ils dirent: Parle au nom de l’amour
Et au nom de Dieu parle
Et lis cette inscription préservée derrière l’autel.
X
Un ange ouvrit ma poitrine
Et retira un grain de musc noir de mon coeur.
XI
Il dit: Lis. Alors je lus les commandements des dieux de la poésie écrite sur les
tablettes.
Mes mots remontèrent du puits du malheur des amants martyrs.
XII
Lorsque se couchèrent les étoiles, elle s’allongea nue avec ses tresses d’or sur le sable du rivage, pleura le cheval légendaire de la mer et dessina sur l’horizon des cercles rouges en murmurant au vent:
Embrase-toi ! Ô feu de l’amour et marque de ton signe cette nuit éternelle surgie des cités grecques en ruines. Sois un fuseau ardent pour la camisole de l’aube pâle et une clé pour la porte fermée.
Ô gouttes de pluie baignant toute forêt,
Consumez-vous dans l’amour.
Elle dessina sur le sable des yeux et des lèvres
Et une main mendiant les gouttes vertes de la pluie.
Elle dit: Partons! Le fou dit : Attends-moi; reste morte entre les morts et approchetoi du feu de la bougie pour que Dieu nous voie et lise la peur sur mon visage près de ton visage brûlant de fièvre sous le voile des larmes. Viens plus près, tes larmes donnent à mes lèvres le goût du sel marin et la saveur du pain. Attends-moi, dit le fou.
XIII
Lorsque je quittai Delphes, les dieux de la poésie pure
Me bénirent et m’octroyèrent la puissance du mot.
Traduit par A. K. El Janabi et Mona Huerta
ABDEL WAHÂB AL-BAYÂTI Poète irakien né en 1926 à Bagdad. Licencié ès lettres de l'Ecole Normale de Bagdad. professeur de littérature arabe. Il fit des séjours plus ou moins prolongés au Liban, en Syrie, en République arabe unie, en Autruche, puis en URSS où, en 1959, il devient attaché culturel à l'ambassade d'Irak. Il quitta ce poste pour enseigner à l'université des Peuples d'Asie, à Moscou. Considéré comme le fondateur de la poésie arabe moderne, il a passé sa vie entre la Russie, l'Espagne et l'Egypte. Après la guerre du Golfe en 1991, il s'était installé en Jordanie. Un prix de la poésie arabe du nom de al-Bayati est décerné tous les ans au Caire. Al-Bayati est mort mardi 3 août 1999 d'une crise cardiaque à l'âge de 73 ans. On connaît de lui plusieurs ouvrages, et notamment: Mala'ika wa shayatin (1950); Abariq muhashshama (1954); Risala ila Hazim Hikmet wa quas'aid ukhra (1956); Al-Majd li al-atfal wa al-zaytun (1956); Ash'ar fi al-manfa (1957); Ishrun qasida min Berlin (1959); Kalimat la tamut (1960); Muhakama fi Nisabur (1963); Al-Nar wa al-kalimat (1964); Sifr al-faqr wa al-thawra (1965); Alladhi ya'ti wa laya'ti (1966); Al Mawt fi al Hayat (1968); Tajribati al-shi'riyya (1968); 'Ulyun al-kilab al-mayyita (1969); Buka'iyya ila shams haziran wa al-murtaziqa (1969); Al Kitaba al Teen (1970); Yawmiyyat siyasi muhtarif (1970); Qasaid hubb 'ala bawwabat al-'alam al-sab (1971); Sira dhatiyya li sariq al-nar (1974); Kitab al-bahr (1974); Qamar Shiraz (1976); Mamlakat al-sunbula (1979); Sawt al-sanawat al-daw'iyya (1979); Bustan 'A'isha (1989); Al-Bahr Ba'id, Asma'uh Yatanahhud (1998).