René Depestre


Poèmes 



LA NOSTALGIE


Ça n’est pas encore l’aube dans la maison
La nostalgie est couchée à mes côtés.
Elle dort, elle reprend des forces,
Ça fatigue beaucoup la compagnie
D’un nègre rebelle et romantique
Elle a quinze ans, ou mille ans,
Ou elle vient seulement de naître
Et c’est son premier sommeil
Sous le même toit que mon cœur.

Depuis quinze ans ou depuis des siècles
Je me lève sans pouvoir parler
La langue de mon peuple
Sans le bonjour de ses dieux païens
Sans le goût de son pain de manioc
Sans l’odeur de son café du petit matin
Je me réveille loin de mes racines
Loin de mon enfance
Loin de ma propre vie.

Depuis quinze ans ou depuis que mon sang
Traversa en pleurant la mer
La première vie que je salue à mon réveil
C’est cette inconnue au front très pur
Qui deviendra un jour aveugle
À force d’user ses yeux verts
À compter les trésors que j’ai perdus.


LA LOGIQUE DE LA MER

En ce temps haïtien de l’espérance
tous nos actes sont des coups d’éclat
nos mots d’amitié sont tailles dans le roc
nos passions dans le silex des chevaux de course
la logique de la mer nous fait avancer
en première ligne vers les cordons de police
on emporte evc nous la parole du sel
tout en restant plus mystérieux que le piment

En ce temps haïtien du fer à repasser
les habits neufs de la révolution
on a dans le sang une rage de gingembre
on vit toujours à l’étoile de la poésie
l’avenir à nos yeux est une femme enceinte
de la plus longue des enfances
le peinte qu’on livre aux horizons de l’exil
appartient autant à la fonte des neiges
qu’au vent alizé d’un peuple sans retour


UN TEMPS DE LOUP


Il m’est échu d’être ce poète
Héritier d’Arthur Rimbaud
Et des trésors d’Apollinaire
Hirondelle au parcours piqué de cauchemars
J’invite les femmes à l’aube des temps meilleurs
Je convoie leur orgasme à l’aube des temps solaires
Mes mains sont des outils d’un âge de tendresse
Qui ne fait pas de quartier aux fils de famille
Demain en lieu et en place de ce temps de loup
Chacun pourra être roi de ses racines
Chacun régnera au soleil de ses neurones
Tous ensemble sur la terre on mettra
L’existence et ses folies enfin à l’endroit


LA RIVIÈRE

Voilà, c’est fait, je suis devenu une rivière
Ce sera une grande aventure jusqu’à la mer
Quel nom me donnera-t-on sur les cartes?
D’où vient ce cours d’eau inconnu?
Quel ciel reflète-t-il dans ses flots?
Quelle paix, quelle faim, quelle douleur?

Pardonnez-moi messieurs les géographes
Je ne l’ai pas fait exprès
J’aimais voir couler l’eau
Sur toutes les soifs
Il y a tant d’assoiffés dans le monde
Pour eux me voici changé en rivière!

Je n’aimais pas voir couler les larmes
Étant rivière je pourrai qui sait
Couler à leur place
Je n’aimais pas voir verser le sang
Étant rivière je pourrai
Être versé partout à sa place
Mon destin est peut-être d’emporter
À la mer toutes les peines.


CRI DE L’ÉTÉ BRÛLANT


Tu es la vie, la lumière
Tu es l’eau, le vent, la tempête,
Tu es le feu dévorant, fer rouge
Dans la blessure, chant d’oiseau,
Tu es feuillage, fruit, serpent,
Pluie sauvage sur la soif de l’homme.
Tu es le cri de l’été brûlant
Et doux silence de la neige,
Tu sais brûler, tu sais guérir,
Donner un ciel à l’exilé,
Le changer en pierre, en braise,
En plaie, en ortie, en musique,
En sanglot, en épée glorieuse
Sous ton grand soleil corporel
Plus que le printemps tu es femme
Plus que la beauté tu es femme
Plus que l’amour, la vie la mort.


ME VOICI

Me voici
citoyen des Antilles
l’âme vibrante
je vole à la conquête des bastilles nouvelles
je glane dans les champs ensoleillés
des moissons d’humanité
j’interroge le passé
je mutile le présent
j’enguirlande l’avenir
tout mon être aspire au soleil !

Me voici
fils de l’Afrique lointaine
partisan des folles équipées.
Je cherche la lumière
je cherche la vérité
je suis amoureux de l’âme de ma patrie

Me voici
nègre aux vastes espoirs
pour lancer ma vie
dans l’aventure cosmique du poème
j’ai mobilisé tous les volcans
que couvrait la terre neuve de ma conscience
et j’ai renversé
par un somptueux coup d’État
toutes les disciplines nuageuses de mon enfance.

Me voici
prolétaire
je sens gronder en moi la respiration des foules
je sens vibrer en moi la rage des exploités
le sang de toute l’humanité noire
fait éclater mes veines bleues
j’ai fondu toutes les races
dans mon cœur ardent.

Me voici
poète
adolescent
poursuivant un rêve immense d’amour et de vérité.


ADIEU A LA RÉVOLUTION

J'ai cessé d'être un "poète noir"
sur le qui-vive à la porte
de la
Maison des
Amériques*

j'ai quitté le foyer deux fois natal:
mes rêves en morceaux tiennent dans un mouchoir.

Je regarde dans les yeux mes jours élargir un nouveau ciel de poète en moi, je fais mes adieux à tout ce qui est mort
sur pied dans ma vie, je mets à mort la foi et l'espérance qui ont failli truquer mon art de vivre.

Je voyage désormais à la belle étoile
des mots d'Alexandre
Dumas père.
Mon voyage est un enfant du pardon.
S'étant trompé de chemin de croix mon cheval innocent s'éloigne comme un voilier remis à neuf pour l'aventure océane.

Ma tête grise a poussé
dans les hauteurs des mots
en pleine forme
qui firent la pluie et le beau temps
au jardin de la jeune madame
Colette:
vive le dieu émerveillé d'une langue française
aussi ronde en chair et en soleil que la courbe au lit de la femme en état de poésie.

Vive les petits matins maternels de la
langue française ! ils me font des signes de frères tout en haut des mots bien créoles d'Aimé
Césaire ! vive la prose à monsieur
André
Gide ! j'ai sa fraîche aurore à la gorge j'ai les mots frais du français-de-France je m'imagine fraîcheur du soir taillée dans la saison des îles pour couvrir le
parcours saharien du siècle.

Au fond du panier d'années d'exil où mûrissent mes travaux et mes jours - très loin du désert cubain qui pipait les dés du fond de mon âme -voici un sang et
un horizon d'homme libre criblés de rivières et de rêves en crue, voici la charrue des mots à donner en vrac à la bonne et fraîche illumination d'autrui, en prose
et en poésie, voici la pirogue qu'il faut pour descendre en chantant les tout derniers rapides du
XXe siècle.


ATIBON-LEGBA

Je suis
Atibon-Legba

Mon chapeau vient de la
Guinée

De même que ma canne de bambou
De même que ma vieille douleur
De même que mes vieux os
Je suis le patron des portiers
Et des garçons d'ascenseur

Je suis
Legba-Bois
I.egba-Cayes

Je suis
Legba-Signangnon

Et ses sept frères
Kataroulo

Je suis
Legba-Kataroulo

Ce soir je plante mon reposoir
Le grand médicinier de mon âme
Dans la terre de l'homme blanc
À la croisée de ses chemins
Je baise trois fois sa porte
Je baise trois fois ses yeux !

Je suis
Alegba-Papa
Le dieu de vos portes

Ce soir c'est moi
Le maître de vos layons
Et de vos carrefours de blancs
Moi le protecteur des fourmis
Et des plantes de votre maison
Je suis le chef des barrières
De l'esprit et du corps humains!

J'arrive couvert de poussière
Je suis le grand
Ancêtre noir
Je vois j"entends ce qui se passe
Sur les sentiers et les routes
Vos cœurs et vos jardins de blancs
N'ont guère de secrets pour moi
J'arrive tout cassé de mes voyages
Et je lance mon grand âge
Sur les pistes où rampent
Vos trahisons de blancs!

Ô vous juge d'AJabama
Je ne vois dans vos mains
Ni cruche d'eau ni bougie noire
Je ne vois pas mon vêvé tracé
Sur le plancher de la maison
Où est la bonne farine blanche
Où sont mes points cardinaux
Mes vieux os arrivent chez vous
juge et ils ne voient pas
De bagui où poser leurs chagrins
Ils voient des coqs blancs
Ils voient des poules blanches
Juge où sont nos épices
Où est le sel et le piment
Où est l'huile d'arachide
Où est le maïs grillé
Où sont nos étoiles de rhum
Où sont mon rada et mon mahi
Où est mon yanvalou?

Au diable vos plats insipides

Au diable le vin blanc
Au diable la pomme et la poire
Au diable tous vos mensonges
Je veux pour ma faim des ignames
Des malangas et des giraumonts
Des bananes et des patates douces
Au diable vos valses et vos tangos

La vieille faim de mes jambes
Réclame un crabignan-legba
La vieille soif de mes os
Réclame des pas virils d'homme!

Je suis
Papa-Legba

Je suis
Legba-Clairondé

Je suis
Legba-Sé

Je suis
Alegba-Si

Je sors de leur fourreau

Mes sept frères
Kataroulo

le change aussi en épée

Ma pipe de terre cuite

Je change aussi en epee
Ma canne de bambou
Je change aussi en epee
Mon grand chapeau de
Guinée
Je change aussi en épée
Mon tronc de médicinier
Je change aussi en épée
Mon sang que tu as versé!

O juge voici une épée

Pour chaque porte de la maison

Une épée pour chaque tête

Voici les douze apôtres de ma foi

Mes douze épées
Kataroulo

Les douze
Legbas de mes os

Et pas un ne trahira mon sang

Il n'y a pas de
Judas dans mon corps

Juge il y a un seul vieil homme

Qui veille sur le chemin des hommes

Il y a un seul vieux coq-bataille

O juge qui lance dans vos allées

Les grandes ailes rouges de sa vérité!


AUTOPORTRAIT EN AUTOMNE


Frère des animaux et des arbres innocents c'est au poète d'annoncer le nouvel espoir et la beauté rendus à l'en-marche des hommes.

L'homme qui aime la vie a le sang relié au feu, au fleuve, au roc et à l'azur du ciel.

L'époque - féroce et sensuelle - s'avance vers lui pour lui dire:
Ton atelier va à la déroute!

libre à vous d'écouter mon histoire sans y croire:

partout où j'ai été j'ai tué mes huîtres

pour payer avec des poèmes les dettes du
Sud.

J'ai connu au
Nord le goût amer de la vie

j'ai vu l'Ouest brûler en moi tous ses vaisseaux

tandis que l'Est enfonçait ses griffes dans ma gorge.

Partout ma charrue a été mise à l'épreuve.

Où aller maintenant?
Où porter mes outils?

une fois de plus: blessé à chaque porte où je frappe,

gavé de soleil au flanc de mes soirs de pluie,

je me laisse pousser dans le pin maritime

qui sert de bateau à la dérive de mes songes.


BOLIVAR: DE JACMEL A SANTA MARTA


Me voici levé tôt dans le chemin doré où l'éclair de ta foi précède nos rêves.
D'île en île à saveur de soleil et de femme tandis que ton sang renaît sous mes os je viens danser ton retour aux
Caraïbes.

Mon destin d'homme, appuyé à tes racines, écoute la pulsation qui revient de loin, l'arche bleue de ton ciel en nos espoirs, magicien du parcours en force de la vie au galop dans
la braise et l'élan du maïs.

J'évoque ton héritage éclaté en morceaux je chante ton génie brûlé vif au bûcher de sa légende et à sa propre réalité.
Loué soit ton feu!
Loué soit le chant de l'arbre où ton épée fait sa prière du soir!

dans le roc solitaire de
Santa
Marta serais-tu un grand séducteur de rivages? aurais-tu dit ta parole ultime aux marées? que reste-t-il de ton moi médium des songes de ta

jeunesse au bord de la mer à
Jacmel?

inventeur de racines nouvelles,

homme des genèses aux abois, prophète

d'un futur pendu aux cordes de ma guitare

toute ma vie retourne à la face étoilée

du chemin où un soir ton ombre a disparu.

Au secours
Bolivar!
Au secours! mon capitaine, ça ne va pas ici-bas ! on vide le ciel de l'éclat de son azur, le fauve en l'homme à l'horizon est prêt à faire de ta saison un bain de
cendres!

Bolivar, frappe au numéro qui te convient,

on t'ouvrira dans n'importe quelle rue,

tu es le bienvenu, les bras en croix,

nos terres - écrasées de dettes et de drogue -

ont la voie lactée de
Cuba autour du cou!

frappe avec la chair ensoleillée des femmes! redonne la jeunesse à la rosée vaincue ! nous t'attendons dans le froid où vit mon poème nous irons avec ta charrue
jusqu'à la mer : si brillante est ta vie qu'on en ferme les yeux!



EN FILS CRÉOLE DE LA FRANCOPHONIE


A nous les collines du vieux marronnage à nous les anses et les mornes bleus les arbres souverains en fleur au beau mitan du cyclone!

à nous les plages au rhum noir sous le clair de lune les étoiles amies face à la mer amicalement éblouissante ! à nous les veillées dansantes qui offrent à
boire un dernier verre de punch à nos morts!

à nous le carnaval endiablé les combats de coqs-bataille les fêtes catholiques bien intégrées aux vaudous libertaires de la table et du lit!

à nous l'élévation au septième ciel

du goût de la patate douce et du manioc

des haricots noirs et du riz aux dions-dions

des akras des petits pâtés à la morue

du poisson et de la banane plantain

coquinement sur le qui-vive

au paradis

des plats bien épicés!

à nous la liberté de marronner les outrages du passé: le temps fort blanc du crachat et des fers aux pieds et à l'âme et aux mains sans horizon les anges brûlants
du citron


HAÏTI A LA DÉRIVE

Voici mon pays garni de dents et de pointes pays barbelé de pied en cap, monde noir de la rage et du rire amer des
Haïtiens.
Haïti sans dimanche au bout de ses peines, le grand malheur à dompter, volcan endormi sans réveil prévu à l'horloge de ses cendres!


L'OISEAU-QUETZAL AU TEMPS DES POÈTES

Parti de son vieux pays maya brisé un oiseau-quetzal est descendu dans mon jeu: je suis pour lui le toit d'une petite maison en bois rustique; je suis une épaule de nègre
habituée à porter des fardeaux qui pèsent plusieurs siècles de solitude; je suis le poète qui ne se rend pas au cyclone ni aux lubies de
Castro; je suis le poète qui n'a pas à rougir du feu libre de ses mots ni des roses et des mimosas de son jardin.

Heberto est pour moi le pote de la nuit

de gel à
La
Havane où nous avons ensemble

mesuré l'avancée que le temps des poètes

a gagnée en savoir et imagination

sur un macho dont les matins étaient comptés.

Nous souffrons sous le sabot du cheval-sorcier*: nous ne cédons pas à sa furie; enfermés tous les deux dans sa cage à tigre du
Bengale nous semons nos chants de justice bien plantée: les voici sortis vainqueurs du gros mot en -isme qui vola un soir les mots et le temps nôtres pour les ajouter au mauvais
temps de l'Histoire!


LE POÈTE

(Imité d’Emily Dickinson)

Pour faire un poète
il faut un homme et une femme
une femme et un homme
et puis un flamboyant en fleur
mais le flamboyant peut suffire
si l’homme et la femme tardent trop
a fêter le prodige du sang.



LE DERNIER DEGRÉ DE L’EXIL

Haitien errant je déchire
les larmes aux yeux ma carte
d’éternel resident temporaire.
De nouveau, d’ouest en est,
à petits pas de chien fidèle
ma vie essaye de rattraper
ses racines de poète assiégé.
Voyageur aux bagages remplis
de tendresse et de dérision
je vais manger la fleur bleue
le lotus qui change le pays natal
en un simple consigne d’aéroport.
Dans mon Ithaque des tropiques
Penelope n’attend plus mes globules rouges:
chaque soir avec son corps elle refait
le joyeux travail du soir précedant.



UNE CONSCIENCE EN FLEUR POUR AUTRUI


Ma joie est de savoir que tu es moi
et que moi je suis fortement toi.
Tu sais que ton froid dessèche mes os
et que mon chaud vivifie tes veines.
Ma peur fait trembler tes yeux
et ta faim fait pâlir ma bouche.
Sans ta force d’être un feu libre
ma conscience serait plus seule
que la terre morte d’un desert.
Ma vie offre des clefs emerveillées
à la perception de ta propre essence.
Lorsque tu veilles sur ma liberté
tu donnes un ciel et des ailes
au movement de mon espérance.
Mon desir d’être heureux, s’il cessait
un instant de compter avec le tien
tomberait aussitot en poussière.
Quand tu saignes au couteau de mon identité
nos consciences vont ensemble a l’abattoir.


POEME N°1

Mon avenir sur ton visage est dessiné comme des nervures sur une feuille,
Ta bouche quand tu ris est ciselée dans l’épaisseur d’une flamme,
La douceur luit dans tes yeux comme une goutte d’eau dans la fourrure d’une vivante zibeline,
La houle ensemence ton corps et telle une cloche ta frénésie à toute volée résonne à travers mon sang
Comme tous les fleuves abandonnent leurs lits pour le fond de sable de ta beauté,
Comme des caravanes d’hirondelles regagnent tous les ans la clémence de ton méridien,
En toute saison je me cantonne dans l’invariable journée de ta chair,
Je suis sur cette terre pour être à l’infini brisé et reconstruit par la violence de tes flots,
Ton délice à chaque instant me recrée tel un cœur ses battements,
Ton amour découpe ma vie comme un grand feu de bois à l’horizon illimité des hommes.


MERE CARAÏBE 

Dès la plus lointaine enfance la mer te met en accord cosmique avec les êtres, les lieux, les plantes, les animaux, les pierres, les pluies et les fables enchantées du monde.

C'est l'utérus initial
le passé amniotique
la source chaude au départ
le réel merveilleux
autour du cordon ombilical.

Dès les bancs de l'école
la mer t'apprend
à être toujours de mèche
avec libellules et papillons
poissons et colibris
eaux et galets des rivières
fêtes et souffrances de la vie.

L'école est située sur une falaise
le golfe de 
Jacmel est son grand voisin bleu
dans la classe la mer caraïbe
nous offre l'ailleurs qui protège de son aura
le prodige indigo du ciel et des vagues
l'éclat contagieux de l'écume associée
au mystère fascinant de la langue française.

La mer lave chaque mot de la vie que l'aventure de 
Christophe 
Colomb a passé au bouchon brûlé* ou à la chaux
des pièges sémantiques: indien, blanc, noir, mulâtre, jaune 

il y a un grand arc qui vibre avec la double corde créole et francophone ; il y a la mer, médiatrice de la parole française, qui lie en joyeuse mesure de mère îles et terres fermes, saveurs et sortilèges du pays natal; il y a l'a b c maternel de la mer qui met sous tes sandales de poète son vital élan de sel et de liberté.


RETOUR À UN JARDIN DE L’ENFANCE


En ce temps-là mon foyer était un jardin
je suivais le seul feu de mes voisins-arbres
le goyavier imitait pour moi l’éléphant
je voyageais sur son dos aussi loin
que le permettait le manguier
qui se méfiait des animaux trop amicaux
l’oranger partageait avec moi les pastèque
le tamarinier était un oncle
qui racontait des histoires de cyclones
fabuleux
le quenêpier pour me plaire
mettait un singe à chacune de ses branches
tandis que le bananier changeait son régime
en volée de perroquets
l’acajou-enfant me révéla un matin:
-lorsque je serai grand je confierai mon bois
aux mains d’une fée qui fabrique des pianos



RENÉ DEPESTRE est né en Haïti à Jacmel, le 29 août 1926. Il a deux frères et deux sœurs et va à l’école primaire des Frères de l’Instruction chrétienne. Après la mort en 1936 de son père, préparateur en pharmacie, la famille va vivre à Port-au-Prince dans un quartier pauvre où sa mère est couturière. Il vivra quelques temps chez sa grand-mère maternelle et de 1940 à 1944 et fréquentera le lycée Pétion de Port-aux-Princes. En 1945, il se fait connaître par un recueil de poésies Étincelles. Il fonde avec trois amis un hebdomadaire La Ruche (1945-1946) dont le gouvernement fait saisir le numéro consacré à André BRETON, ce qui déclenchera l’insurrection de janvier 1946. Il fréquente les intellectuels et poètes haïtiens de l’époque et des artistes étrangers. En 1946, il publie son deuxième recueil Gerbe de sang. Il fait partie des dirigeants révolutionnaires de l’insurrection de janvier 1946, qui parvient à reverser le président Élie Lescot. L’armée ayant pris le pouvoir, DEPESTRE est emprisonné puis exilé en France. De 1946 à 1950, il suit des études de lettres et de sciences politiques à la Sorbonne et fréquente les poètes surréalistes français, des artistes étrangers et les intellectuels du mouvement de la négritude, qui se réunissent autour d’Alioune Diop et de Présence Africaine. En 1949, il épouse une Juive hongroise, Édith Gombos Sorel (Dito) et est expulsé du territoire français comme participant actif aux mouvements de décolonisation en France. Il se rend successivement à Prague, en est chassé en 1952, à Cuba où il est arrêté et expulsé par le régime de Batista, en Autriche, au Chili où il organise avec Pablo NERUDA et Jorge AMADO le congrès continental de la culture, en Argentine et au Brésil, puis il revient à Paris en 1956 et y fréquente d’autres haïtiens. Il participe au premier congrès organisé par Présence Africaine en 1956, écrit dans les revues Présence Africaine, Esprit et Lettres française. En 1956-57, il retourne à Haïti et appelle les Haïtiens à la résistance au régime de Duvalier. Il est mis en résidence surveillée. Invité par Che Guevara, il se rend à Cuba et s’investit dans la gestion du pays, la réforme agraire et le programme d’alphabétisation. Il travaille au ministère des relations extérieures, aux Éditions nationales, au Conseil national de la culture et voyage en URSS, en Chine, au Viêt-Nam, à Alger. Il se sépare d’Édith et épouse en 1963, une cubaine Nelly Compano avec qui il a deux enfants. René DEPESTRE poursuit son œuvre poétique Un Arc-en ciel pour l’Occident chrétien (1967), Poète à Cuba (1973), En état de poésie (1980). En 1971, il est écarté par le pouvoir castriste. Après avoir rompu avec l’expérience cubaine en 1978, il revient à Paris où il rompt avec tous les marxismes et travaille au secrétariat de l’UNESCO jusqu’en 1986 avant de se retirer dans l’Aude à Lézignan-Corbières. Après avoir publié un recueil de nouvelles, prix Goncourt de la nouvelle,  marquées par un érotisme païen (Allélua pour une femme jardin 1973, édit. définitive en 1981) et une farce romanesque (Le mât de Cocagne en 1979), il a obtenu le prix Renaudot, le prix du roman de la Société des Gens de Lettres, le prix Antigone de la Ville de Montpellier, le Prix du Roman de l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique pour Hadriana dans tous mes rêves en 1988. René DEPESTRE obtient la nationalité française en 1991 et vit désormais en France, dans l’Aude à Lézignan-Corbières. En 1998, il reçoit le Grand prix de Poésie de l’Académie française et le Prix Carbet de la Caraïbe pour l’ensemble de son œuvre. En 1993, il obtient le Prix Apollinaire pour son Anthologie personnelle.
René Depestre René Depestre Reviewed by La Rédaction on jeudi, novembre 05, 2015 Rating: 5
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