Choix de poèmes
De: Les Noces (1931)
POÈME
Le désir de chair est désir de la mort
Le désir de la fuite est celui de la terre
L’excrément des villes c’est l’amour de l’or
Le désir de la jeunesse est l’appétit du cimetière
Les faims sont dures comme des femmes nues
Sur le lit du jour j’aime épouse je souffre
Les perles matinales dorment de lumière
Le long du rivage ourlé vert de la mort
Ce n’est pas en vain que les saints du Christ
Furent en lutte amère avec le diable
Ce n’est pas en vain que les seins du Christ
Dans la ténèbre n’étaient point distingués de ceux du diable
Compte seulement le poids des larmes
Non pour elles mais pour le vide qu’elles font
Et roulant sur la noire paroi de vertige
Dans ce monde aboli : tu approches de l’Un
Jardin des âmes au printemps (extraits)
LE CIEL DANS LA TERRE
Resplendissant doux jardin de couvent
Il n’y a rien de plus reluisant que ta folle plante
Rien de plus amoureux que le jour à ton sein
Rien de plus chaste que ta sueur claire
De silence de méditations et d’oiseaux verts.
ON VOIT
Les pommiers sont en fleur
La chair et le matin
Et font de l’allée un chemin de Marie
Mais personne ; l’air pur
La terre est préparée mais aucune ne vient.
JALOUSIE
Vos vieux paniers au printemps
Vos jeunes bas blancs dans l’herbe
Vos voiles rabattus, vos dents
Vos renoncements sont secrets
Sans âge, enviées par le Maître.
LE SEXE DE L’ÉPOUSE
La grande fille de religion
Va dans la chaleur conservée
De la terre, du reflet, du mur
Afin de ne vivre qu’à Dieu elle divise la lumière
Et surnaturelle élégance
Le corps lui est supprimé.
LE JARDINAGE
Par l’amour et non par la crainte,
Aussi travaillons-nous par deux
Sur les sentiers à peine vifs,
Et nous séparons la lumière
Notre ombre fait suite à nos mains
Ce sont nos dernières mains.
[...]
L’AMOUR
Portant les cloches de verre
Pour la plante, elles n’ont jamais vu le sommeil
La liberté ni le désir
Ni le nuage ne les aiment,
Une caresse de leur corps
Est pour toujours enfoncée dans les limbes.
BLESSURE
Elles ne blessent pas leur corps
Mais le chemin des sens est sous le bois vert;
Dieu fit un martyre d’amour
Par lequel passeraient ces filles
Mort journalière
Vie toute morte
On ne les voit pas saigner sur ce chemin.
ET LA NUIT
Lumière, dore encor les faîtes
Feuilles, crevez le sombre bois
Du soir, et passe œil humide,
Elles songent au bois sans feuilles
Méditent trois larmes de sang
Qui ne sont sur le ciel ni dans le vase d’or.
[...]
VALLÉE DE LARMES
Trois lys jaunes
Sont sortis de terre entre plusieurs fonds noirs
D’averse abominable,
Image
De la satisfaction qu’éprouve Dieu.
D’autres iris bleus vinrent un autre jour
Et les chemins pareils aux serpents secs
Les entourent, les empêchent de s’enfuir
Car le matin n’est ni froid ni chaud ni clair ni ombre
Il est utile,
Et ce monde est bien l’endroit de la tentation.
[...]
LES MÂNES
Dimanche est presque vert
On voit l’asile en fer du jardinage.
Des prairies au début la rage est trop violente,
Pendant la mort des filles, un groupe d’invisibles
Se présente à la terre
Et fait l’amour sans déranger même les oiseaux.
Plus loin passent les cœurs blessés, mânes
Défavorables
Attendris et plaintifs
Ils se meuvent, ils vont, jamais ils n’ont de honte.
L’ESPRIT JEUNE
Les arbres quand on les mesure sont bleus de joie
La terre quand on la suit est passionnément rousse
Le ciel quand on le dévisage est rose ou même lilas ;
Les graminées plongeant comme la mer
La force appuie sur nous
Les esprits du côté du vent font leur prière
Les cheminées fument dans l’adoration ;
La musique de la contemplation saisit les oiseaux
Parce que l’âme est étendue plus haut que l’espace
Et plus haut que les conceptions et que l’Amour.
[...]
De: Poésie 1925-1938
CATASTROPHE
Que deux yeux étonnants plongent dans l´étendue
Que les demeures des larmes soient fraîches
Que le tonnerre s´avance en riant chantant
C´est l´heure où l´homme est nu où les puissances meurent
Entendez-vous ces bruits d´armes sanglants
Entendez-vous ces travail obscur de la terre
Ces fortes mains de femme avec des ongles blancs
Les voyez-vous que déchirent la peau du ciel?
De: Poésie 1939-47
GLORIEUX ACCIDENT, mort admirable et douce
Il me semble que tu me couronnes poète;
Sur les monts incendiés de quelque Liban
Se tiendront mes lecteurs étranges et profonds
Dans les feuillages toujours émus de quelque chêne
De forêt répandant les lointains horizons
Seront ces yeux pensifs de la lumière pleine
Effaçant l´injustice longuement subie
Ils féconderont la steppe de ma vie
En bosquets en ruisseaux rayonnants et parlants.
De: Vers majeurs (1942)
CONSOLE MON ESPRIT ô Liberté chérie
Imagine mon coeur puissance pénétrante
O maîtresse du sort amoureuse des nuits
O antre chaleureux de la force des hanches
Donne un baiser! ton impression noire
Sera l´entière vie le sang et l´harmonie
Tout ce que j´ai perdu à la chair endormi
Tout ce que j´ai renoncé dans l´histoire.
De: Moires (1962)
LA MORT ET LE LAC
Se peut-il que je voie en cette forme immense
Par déchirement de révélation
Glorieuse au milieu de sa chair bienheureuse
La mort?
En cette masse d’eau remuant par les brumes
Doucement étalée aux rives de nul pas
Et que chasse le vent l’haleine de l’histoire
Caresse énorme des coutumes de hauteur ;
Et les nuages enroulant des montagnes de clameur
Sur les monts mêmes disposés en chœur antique
Autour du meurtre ! les nuages voluptés
D’échevellement tragique ou de salace jouissance !
Le soleil somptueux s’aimant dans vents et brumes
Et terre ! et souvenir ! et soliloque pur !
– Tout ce visage bien-aimé sous les orgues forestières
Serait la mort son intérieur mon futur.
O MUSIQUE, toi mère des voluptés vraies,
En toi j’aurai recours à l’âge du tourment
Pour faire encore entre tes rayons et tes plaies
Un dernier pas ! pour être en poésie encor
Celui qui possédé par l’image ineffable
En mémoire absorbé par tes plus purs instants
Plongé dans l’instrument dans le baroque énorme
Qui pleure avec amour sur le gouffre du temps,
Pense : et que moi encor que moi encor je dise
Le semblant d’un Pouvoir aussi divinement.
De: Matière Céleste, Hélène (1995)
UNE SEULE FEMME ENDORMIE
Par un temps humble et profond tu étais plus belle
Par une pluie désespérée tu étais plus chaude
Par un jour de désert tu me semblais plus humide
Quand les arbres sont dans l’aquarium du temps
Quand la mauvaise colère du monde est dans les cœurs
Quand le malheur est las de tonner sur les feuilles
Tu étais douce
Douce comme les dents de l’ivoire des morts
Et pure comme le caillot de sang
Qui sortait en riant des lèvres de ton âme
HÉLÈNE
Que tu es belle maintenant que tu n'es plus
La poussière de la mort t'a déshabillée même de l'âme
Que tu es convoitée depuis que nous avons disparu
Les ondes les ondes remplissent le coeur du désert
La plus pale des femmes
Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette terre
Du paysage mort de faim
Qui borde la ville d'hier des malentendus
Il fait beau sur les cirques verts inattendus
Transformés en églises
Il fait beau sur le plateau désastreux nu et retourné
Parce que tu es si morte
Répandant des soleils par les traces de tes yeux
Et les ombres des grands arbres enracinés
Dans la terrible Chevelure celle qui me faisait délirer
HÉLÈNE DIT
Conduis-moi dans ce couloir de nuit
Amant pur amant ténébreux
Près des palais ensevelis par la nostalgie
Sous les forêts de chair d’odeur et de suave
Entrecoupées par le marbre des eaux
Les plus terribles que l’on ait vues ! Et qui es-tu
Inexprimable fils et pur plaisir
Qui caches le membre rouge sous ton manteau
Que veux-tu prendre sur mon sein qui fut vivant
Devant mon pli chargé des ombres de la mort
Pourquoi viens-tu à l’épaisseur de mes vallées de pierre?
De: Matière Céleste, Œuvre I, Édition établie par Jean Starobinski (1987)
ORPHÉE
Une harpe ayant plusieurs cordes brisées
Mais résistante de douleur et d’or sur le fond bleu
Acharnée, et des mains suspendues des mains coupées
Touchent en pleurant les accords,
Il se fait parfois des sons si expirants
Il s’ouvre en cet instant des volcans si terribles
Et tant de mâle ciel est architectural
Avec le calme et l’éternelle nudité,
Que c’est la voie l’ineffable voie la voie trouvée.
Le tombeau mort
Est au milieu couché sous les fumées du deuil
Les immenses fumées de dépouille couchée
Froide ; et les grappes noires de pleurs voilés
En mouvements en gerbes froides criminelles
S’étonnent. Le poète est en bleu de roi
Près de la morte irréparable qu’il aimait
Les fumées les fumées les fumées les fumées.
Ô ombre ! ô sang bouillant de mémoire
Fluente au milieu du temps et non sauvée !
Amour vertigineux que je ne peux revoir
Pour la sauver des morts ! Et toi ô gémissante
Épave tu demandes le sexe de chair
Pour ne point te sentir morte. Vous démonies
Je tremble je faiblis je la vois et je veux
La voir… elle retombe nue aux gémonies.
Enfin les créatures de la terre humide
Horribles creux offerts à tous les vents
Suavités bombées et chaudes et l’odeur
De marécage et de rose sous les cratères
Qui mordent ! Lacérez-moi de vos dents
Vulves féroces ! pénétrez ma chair coupable.
La lyre tout en haut tenant son chant tué
Toujours en haut du bras expirant, portée.
ORPHÉE AGONISANT
La lumière du jour est à peine voilée
Par vos dents monstres blonds aux paupières funèbres
Vos corps ensemble avaient tenté pour l’unité
Mon image virile
Vos matières de lèvre et de cheveux blessés
Et vos voluptés nues sur la rive lugubre
Avaient atteint le trésor noir de la bassesse
À mon cœur, mais grâce au ciel vos dents
Ont réparé l’outrage
L’immortel en respire
La lumière du jour est à peine brisée.
PIERRE JEAN JOUVE est un écrivain, poète, romancier et critique français né à Arras le 11 octobre 1887 et mort à Paris le 8 janvier 1976. Avant 1914, il est un des écrivains de l'unanimisme, ce mouvement créé par Jules Romains, puis un membre actif du mouvement pacifiste animé par Romain Rolland pendant la Première Guerre mondiale. À partir de 1921, une profonde rupture a lieu grâce à sa seconde épouse, la psychanalyste Blanche Reverchon, traductrice de Sigmund Freud (1923) et amie de Jacques Lacan. Elle fait de lui l'un des premiers écrivains à affronter la psychanalyse et à montrer l'importance de l'inconscient dans la création artistique — et cela dès le milieu des années 1920. On peut citer parmi les œuvres de cette époque ses recueils de poèmes: Les Noces (1925-1931), Sueur de Sang (1933-1935), Matière céleste (1937), et ses romans: Le Monde désert (1927), Hécate (1928), Vagadu (1931), La Scène capitale (1935), et le plus connu Paulina 1880, paru en 1925 (adapté au cinéma en 1972 par Jean-Louis Bertuccelli). Il a été aussi, dès 1938 et pendant son exil en Suisse, un important acteur de la résistance intellectuelle contre le nazisme, avec ses poèmes apocalyptiques de Gloire et de La Vierge de Paris. Jouve a été le compagnon de route de nombreux artistes, d'écrivains (Romain Rolland, Stefan Zweig, Joë Bousquet, Jean Paulhan, Henry Bauchau), de peintres (André Masson, Balthus, Joseph Sima), de philosophes (Jean Wahl, Jacques Lacan) et de musiciens (Michel Fano): il a d'ailleurs beaucoup écrit sur l'art et la musique. Cet écrivain souvent perçu comme un marginal hautain, refusant les embrigadements des «mouvements» a su toucher beaucoup d'écrivains et d'artistes dont certains peuvent être considérés comme ses disciples, par exemple les poètes Pierre Emmanuel, Salah Stétié ou Yves Bonnefoy. Pierre Jean Jouve a renié toute son œuvre publiée avant 1925, année où il fait commencer sa vita nuova. On a donc peu commenté sa vie antérieure pour ne commenter que son œuvre postérieure à cette date, où il publie les poèmes de Mystérieuses Noces et le roman Paulina 1880 (quatre voix au prix Goncourt). C'est ce qu'il a fait lui-même dans En Miroir, son «Journal sans date» de 1954 où il ne décèle de sa vie que certaines grandes lignes soigneusement choisies. C'est aussi ce qui a été fait dans des ouvrages de référence, souvent écrits par des amis du poète, comme René Micha ou Robert Kopp. Cependant la biographie de Daniel Leuwers et les notes et commentaires de Jean Starobinski pour son édition de Œuvre, ont révélé des pans méconnus de sa vie et l'importance de sa première œuvre pour sa formation et son évolution. La récente biographie de Béatrice Bonhomme a apporté un nouvel éclairage sur la «crise» de Jouve entre 1921 et 1927. Cette crise a profondément marqué sa vie et orienté son écriture. Pierre Jean Jouve est l'homme des ruptures, d'avec son père (puis d'avec son fils); d'avec sa première épouse Andrée, grande militante de mouvements féministes et pacifistes; d'avec ses amis pacifistes (Romain Rolland, Georges Duhamel, Charles Vildrac, Frans Masereel) qui au moment de la rupture créaient la revue Europe (1923), toujours vivante; d'avec ses amis artistes (même Joseph Sima en 1954); d’avec ses éditeurs, Jean Paulhan et Gaston Gallimard (en 1945). Et donc d'avec sa première œuvre. On peut aussi considérer que la réédition de ses romans et de ses poèmes, avec peu de modifications mais beaucoup de coupures, que Jouve a effectuée de 1959 à 1968, est une nouvelle réécriture de sa vie et de son œuvre. Pierre Jean Jouve a donc eu «plusieurs vies». Jouve pourrait être considéré comme un des écrivains de l'unanimisme, ce mouvement créé par Jules Romains, ou de l'Abbaye de Créteil (Groupe de l'Abbaye). Ou comme un membre actif du mouvement pacifiste animé par Romain Rolland pendant la Première Guerre mondiale. Grâce à sa seconde épouse, la psychanalyste Blanche Reverchon, traductrice de Freud (1923) et amie de Jacques Lacan, il fut l'un des premiers écrivains à affronter la psychanalyse et à montrer l'importance de l'inconscient dans la création artistique, et cela dès le milieu des années 1920, avec ses poèmes de Noces (1925-1931), de Sueur de Sang (1933-1935) et de Matière céleste (1937), ou avec des romans, Hécate (1928), Vagadu (1931) et La Scène capitale (1935). Sa découverte de la Psychanalyse va être déterminante. Il découvre la profondeur de l'inconscient, lequel dominé par la sexualité entrave l'aspiration au mysticisme que ressent le poète. Il se retranche alors dans la solitude, lit les grands mystiques, Thérèse d'Avila, Jean de la Croix... et s'oriente dans sa poésie vers une plus grande spiritualité. Il explore l'inconscient, notre désir de mourir et développe une thématique contradictoire: ténèbres et lumières en parallèle avec sa reconnaissance des pulsions de vie et de mort (Eros et Thanatos). Il montra aussi l'enrichissement que la lecture des grands mystiques, Thérèse d'Avila, Catherine de Sienne, Jean de la Croix, François d'Assise, peut apporter à l'écriture poétique. À ces mystiques il associa étroitement des poètes précurseurs, Hölderlin, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé. Ce fut aussi, dès 1938 et pendant son exil en Suisse, un important acteur de la résistance intellectuelle contre le nazisme, avec ses poèmes apocalyptiques de Gloire et de La Vierge de Paris. Parmi ses essais sur l'art et sur la musique, on notera pendant la guerre un important Don Juan de Mozart (1942, avec l'aide du musicien Fernand Drogoul) et ensuite un essai sur Wozzeck d'Alban Berg (écrit avec le compositeur Michel Fano, 1953). Après guerre, son art rencontra ceux de Saint-John Perse et de Victor Segalen, et il émigra vers la sérénité de sa «Chine intérieure».