Poèmes Choisis
UN POÈME
Bien placés bien choisis
quelques mots font une poésie
les mots il suffit qu’on les aime
pour écrire un poème
on ne sait pas toujours ce qu’on dit
lorsque naît la poésie
faut ensuite rechercher le thème
pour intituler le poème
mais d’autres fois on pleure on rit
en écrivant la poésie
ça a toujours kékchose d’extrème
un poème
POUR UN ART POÉTIQUE
Prenez un mot prenez en deux
faites les cuir' comme des oeufs
prenez un petit bout de sens
puis un grand morceau d'innocence
faites chauffer à petit feu
au petit feu de la technique
versez la sauce énigmatique
saupoudrez de quelques étoiles
poivrez et mettez les voiles
Où voulez vous donc en venir?
A écrire Vraiment? A écrire?
L’INSPIRATION
De son juchoir
la poule laisse choir
un oeuf
c’est une imprudence
un moment d’absence
mais il tombe pouf
dans la paille:
la fermière était prévoyante
combien de poèmes brisés
que ne recueille aucun recueil.
L’INSTANT FATAL
Un poème c’est bien peu de chose
à peine plus qu’un cyclone aux Antilles
qu’un typhon dans la mer de Chine
un tremblement de terre à Formose
Une inondation du Yang Tse Kiang
ça vous noie cent mille Chinois d’un seul coup
vlan
ça ne fait même pas le sujet d’un poème
Bien peu de chose
On s’amuse bien dans notre petit village
on va bâtir une nouvelle école
on va élire un nouveau maire et changer les jours de marché
on était au centre du monde on se trouve maintenant
près du fleuve océan qui ronge l’horizon
Un poème c’est bien peu de chose.
LA FOURMI ET LA CIGALE
Une fourmi fait l’ascension
d’une herbe flexible
elle ne se rend pas compte
de la difficulté de son entreprise
elle s’obstine la pauvrette
dans son dessein délirant
pour elle c’est un Everest
pour elle c’est un Mont Blanc
ce qui devait arriver arrive
elle choit patatratement
une cigale la reçoit
dans ses bras bien gentiment
eh dit-elle point n’est la saison
des sports alpinistes
(vous ne vous êtes pas fait mal j’espère?)
et maintenant dansons dansons
une bourrée ou la matchiche.
LA LEÇON DE CHOSES
Venez, poussins,
Asseyez-vous
Je vais vous instruire sur l’œuf
Dont tous vous venez, poussins.
L’œuf est rond
Mais pas tout à fait
Il serait plutôt ovoïde
Avec une carapace
Et vous en venez tous, poussins
Il est blanc
Pour votre race
Crème ou même orangé
Avec parfois collé
Un brin de paille
Mais ça,
C’est un supplément
A l’intérieur, il y a...
Mais pour y voir
Faut le casser
Et alors d’où - vous poussins - sortirez?
L’ÉCOLIER
J’écrirai le jeudi j’écrirai le dimanche
quand je n’irai pas à l’école
j’écrirai des nouvelles j’écrirai des romans
et même des paraboles
je parlerai de mon village je parlerai de mes parents
de mes aïeux de mes aïeules
je décrirai les prés je décrirai les champs
les broutilles et les bestioles
puis je voyagerai j’irai jusqu’en Iran
au Tibet ou bien au Népal
et ce qui est beaucoup plus intéressant
du côté de Sirius ou d’Algol
où tout me paraîtra tellement étonnant
que revenu dans mon école
je mettrai l’orthographe mélancoliquement.
LUCIFER PARLE
Mon désastre écroulé transperce l'univers
Je m'effondre vaincu rabotant les
Ténèbres
Autour de moi la nuit gicle en un pus noirâtre
Je fonce vers la boue et l'étreinte du
Temps
Construit dans le bourbier une
Prison de
Glace
Le
Mal est donc présent il faut s'y habituer
J'aurai même à parfaire une œuvre fort inepte
Mon corps déjà rougit comme les écrevisses
Bouilli dans l'eau des pleurs de mon humanité
Exsudant les opiats de tous les désespoirs
Me voici diable...
Je ne croyais pas tant faire
RAYMOND QUENEAU, né au Havre le 21 février 1903 et mort à Paris 13e le 25 octobre 1976, est un romancier, poète, dramaturge français, cofondateur du groupe littéraire Oulipo. Après la rupture avec le surréalisme, Raymond Queneau se lance dans l’étude des «fous littéraires» et travaille à une Encyclopédie des sciences inexactes. Refusée par les éditeurs, cette encyclopédie lui servira pour le roman Les Enfants du Limon (1938). Son service militaire en Algérie et au Maroc (1925-1927) lui permet de s’initier à l’arabe. Raymond Queneau meurt le 25 octobre 1976 d'un cancer du poumon. Œuvres: Romans: Le Chiendent, 1933, Prix des Deux Magots; Gueule de pierre, 1934; Les Derniers Jours, 1936; Odile, 1937; Les Enfants du limon, 1938; Un rude hiver, 1939; Les Temps mêlés (Gueule de pierre II), 1941; Pierrot mon ami, 1942; Loin de Rueil, 1944; En passant, 1944; On est toujours trop bon avec les femmes, 1947; Saint-Glinglin, 1948; Le Journal intime de Sally Mara, 1950; Le Dimanche de la vie, 1952; Zazie dans le métro, 1959; Les Fleurs bleues, 1965; Le Vol d'Icare, 1968. Poésies: Chêne et chien, 1937; La leçon de choses[Quand?]; Les Ziaux, 1943; Analyse logique, 1947; L'Instant fatal, 1948; Maigrir, 1948; Petite cosmogonie portative, 1950; Si tu t'imagines, (reprenant les trois premiers recueils), 1952; Cent mille milliards de poèmes, 1961; Le Chien à la mandoline, 1965; Courir les rues, 1967; Apprendre à voir, 1968; Battre la campagne, 1968; Fendre les flots, 1969; Morale élémentaire, 1975.