Poèmes anthumes et posthumes
De: Vergers (1926)
COMMENT ENCORE RECONNAÎTRE
Comment encore reconnaître
ce que fut la douce vie ?
En contemplant peut-être
dans ma paume l'imagerie
de ces lignes et de ces rides
que l'on entretient
en fermant sur le vide
cette main de rien.
COMME UN VERRE DE VENISE
Comme un verre de Venise
sait en naissant ce gris
et la clarté indécise
dont il sera épris,
ainsi tes tendres mains
avaient rêvé d'avance
d'être la lente balance
de nos moments trop pleins.
EROS (III)
Là, sous la treille, parmi le feuillage
il nous arrive de le deviner:
son front rustique d'enfant sauvage,
et son antique bouche mutilée ...
La grappe devant lui devient pesante
et semble fatiguée de sa lourdeur,
un court moment on frôle l'épouvante
de cet heureux été trompeur.
Et son sourire cru, comme il l'infuse
à tous les fruits de son fier décor;
partout autour il reconnaît sa ruse
qui doucement le berce et l'endort.
LA DÉESSE
Au midi vide qui dort
combien de fois elle passe,
sans laisser à la terrasse
le moindre soupçon d'un corps.
Mais si la nature la sent,
l'habitude de l'invisible
rend une clarté terrible
à son doux contour apparent.
NOTRE AVANT-DERNIER MOT
Notre avant-dernier mot
serait un mot de misère,
mais devant la conscience-mère
le tout dernier sera beau.
Car il faudra qu'on résume
tous les efforts d'un désir
qu'aucun goût d'amertume
ne saurait contenir.
Ô NOSTALGIE DES LIEUX
Ô nostalgie des lieux qui n'étaient point
assez aimés à l'heure passagère,
que je voudrais leur rendre de loin
le geste oublié, l'action supplémentaire !
Revenir sur mes pas, refaire doucement
- et cette fois, seul - tel voyage,
rester à la fontaine davantage,
toucher cet arbre, caresser ce banc ...
Monter à la chapelle solitaire
que tout le monde dit sans intérêt ;
pousser la grille de ce cimetière,
se taire avec lui qui tant se tait.
Car n'est-ce pas le temps où il importe
de prendre un contact subtil et pieux ?
Tel était fort, c'est que la terre est forte ;
et tel se plaint : c'est qu'on la connaît peu.
SI L'ON CHANTE UN DIEU
Si l'on chante un dieu,
ce dieu vous rend son silence.
Nul de nous ne s'avance
que vers un dieu silencieux.
Cet imperceptible échange
qui nous fait frémir,
devient l'héritage d'un ange
sans nous appartenir.
SUR LE SOUPIR DE L'AMIE
Sur le soupir de l'amie
toute la nuit se soulève,
une caresse brève
parcourt le ciel ébloui.
C'est comme si dans l'univers
une force élémentaire
redevenait la mère
de tout amour qui se perd.
De: Les quatrains valaisans (1926)
AVANT QUE VOUS COMPTIEZ DIX
Avant que vous comptiez dix
tout change : le vent ôte
cette clarté des hautes
tiges de maïs,
pour la jeter ailleurs ;
elle vole, elle glisse
le long d'un précipice
vers une clarté soeur
qui déjà, à son tour,
prise par ce jeu rude,
se déplace pour
d'autres altitudes.
Et comme caressée
la vaste surface reste
éblouie sous ces gestes
qui l'avaient peut-être formée.
C'EST PRESQUE L'INVISIBLE QUI LUIT
C'est presque l'invisible qui luit
au-dessus de la pente ailée ;
il reste un peu d'une claire nuit
à ce jour en argent mêlée.
Vois, la lumière ne pèse point
sur ces obéissants contours
et, là-bas, ces hameaux, d'être loin,
quelqu'un les console toujours.
Contrée ancienne
Contrée ancienne, aux tours qui insistent
tant que les carillons se souviennent -,
aux regards qui, sans être tristes,
tristement montrent leurs ombres anciennes.
Vignes où tant de forces s'épuisent
lorsqu'un soleil terrible les dore ...
Et, au loin, ces espaces qui luisent
comme des avenirs qu'on ignore.
LES TOURS
Les tours, les chaumières, les murs,
même ce sol qu'on désigne
au bonheur de la vigne,
ont le caractère dur.
Mais la lumière qui prêche
douceur à cette austérité
fait une surface de pêche
à toutes ces choses comblées.
PAYS, ARRÊTÉ À MI-CHEMIN
Pays, arrêté à mi-chemin
entre la terre et les cieux,
aux voix d'eau et d'airain,
doux et dur, jeune et vieux,
comme une offrande levée
vers d'accueillantes mains:
beau pays achevé,
chaud comme le pain !
PETITE CASCADE
Nymphe, se revêtant toujours
de ce qui la dénude,
que ton corps s'exalte pour
l'onde ronde et rude.
Sans repos tu changes d'habit,
même de chevelure;
derrière tant de fuite, ta vie
reste présence pure.
De: Les Roses (1927)
ÉTÉ: ÊTRE POUR QUELQUES JOURS
Été: être pour quelques jours
le contemporain des roses ;
respirer ce qui flotte autour
de leurs âmes écloses.
Faire de chacune qui se meurt
une confidente,
et survivre à cette soeur
en d'autres roses absente.
J'AI UNE TELLE CONSCIENCE
J'ai une telle conscience de ton
être, rose complète,
que mon consentement te confond
avec mon coeur en fête.
Je te respire comme si tu étais,
rose, toute la vie,
et je me sens l'ami parfait
d'une telle amie.
JE TE VOIS, ROSE
Je te vois, rose, livre entrebâillé,
qui contient tant de pages
de bonheur détaillé
qu'on ne lira jamais. Livre-mage,
qui s'ouvre au vent et qui peut être lu
les yeux fermés...,
dont les papillons sortent confus
d'avoir eu les mêmes idées.
RAINER MARIA RILKE né le 4 décembre 1875 à Prague en Bohème et mort le 30 décembre 1926 à Montreux en Suisse. Au terme d'une vie de voyages entrecoupés de longs séjours à Paris, il s'installe en 1921 à Veyras dans le Valais pour soigner la leucémie qui l'emporte en quatre années. Poète lyrique voire mystique ayant beaucoup versifié en français à la fin de sa vie, il a également écrit un roman, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, ainsi que des nouvelles et des pièces de théâtre et reste le traducteur de pièces importantes des poésies française et italienne. Œuvre: Drames: Maintenant et à l'heure de notre mort... (1896); Poésie: Vie et chanson (1894); Dans l'attente du chemin de la vie (1896); Offrandes aux lares (1895); Couronné de rêve (1896); Pour le gel matinal (1897); Avent (1898); Sans présent (1898); Vers la vie (1898); Le Livre d'images (1899); Histoires Pragoises (1899); Le Livre de la pauvreté et de la mort (1903); La Chanson de l'amour et de la mort du cornette Christophe Rilke (1904); Le Livre de la vie monastique (1905); Nouveaux poèmes (1907); Requiem (1909); La Vie de Marie (1913); Rumeur des âges (1919); Élégies de Duino (1922); Sonnets à Orphée (1922); Poèmes à la nuit (1976), écrits entre 1913 et 1916). Poèmes anthumes: Vergers (écrits en 1924, publiés en 1926); Quatrains Valaisans (1926); Publications posthumes: Les Roses (première publication en 1927); Les Fenêtres, dix poèmes de Rainer Maria Rilke illustrés de dix eaux-fortes par Baladine (1927); Poèmes français (1944, contient Vergers, Quatrains valaisans, Les Roses, Les Fenêtres, Carnet de poche); Nouvelles: Au fil de la vie (1898); Histoires du bon Dieu (1900); Roman: Les Cahiers de Malte Laurids Brigge (1910); Essais: Geldbaum (1901); Sur Rodin (1903); Lettres à un jeune poète (1903-1908); Notes sur la mélodie des choses (1955-1966) .