Mathieu Bénézet en janvier 1984 © Photographie: Denis Pasquier |
Trois poèmes
De: L'Océan jusqu'à toi (1994)
LE MAUVAIS TEMPS EST VENU
J'ai traversé toute une vie
Et me sens désert Sans joie
Et me sens désert Sans joie
Je m'arrête comme un amour
fini Sans comprendre
Mon cœur est reclus Je
n'ai rien senti Plus
de musique Ma main appelle
tous les vols
Elle se souvient
à peine de livres aimés
de fleurs coupées dans la chambre
Ô mensonge des souvenirs
En toi repose une obscurité
semblable dans les vitres où
se brise une âme Toute la nuit
j'ai lu Nul homme ne se reflétait dans les mots
Ô mensonge qui t'aveugle
J'expie
les parfums naguère respirés
Le mauvais temps est venu
Et les lumières s'éteignent
De: Premier crayon (2014)
POËME
les larmes dans les pensées
du couloir
douces puis violentes violentées
elles pleurent
les larmes pleurent d’être mortes
abandonnées du signe et du sens
seules elles pleurent d’être seules
seules pensées à se souvenir
des larmes vives
qui déchiraient le paysage
et le nom du mort à venir
le sait-il?
le savent-elles?
NAISSANCE DU NOIR ROTHKO
l’accident traverse le sommeil
une pierre noire
sur fond de neige (par exemple)
qui mord à la souffrance
mord à la saignée de la vie
n’est-ce pas Georges Perros
l’ardoise magique pour
expression de lui je ne sais rien
effacer supprimer
la peur
sans visage la peur de Gérard
au matin la souffrance
sur théâtre de froid et de gel
attrape l’homme de lui je ne sais rien
aux épaules
dans sa main droite il tient
une pierre noire invisible aux
vivants
que de son geste il élève
vers la nue (le terme maintenant
recouvre un emploi précis)
hôpital
MATHIEU BÉNÉZET Né le 7 février 1946 à Perpignan. Poète et essayiste, il est aussi l’auteur de romans, il fait une entrée remarquée en poésie, avec l’Histoire de la peinture en trois volumes (1968), qui obtint une préface élogieuse de Louis Aragon. Un recueil qui signe le début d’une bibliographie abondante, marquée par une inspiration lyrique que contredisent une ironie toujours présente en arrière-plan et une propension à la réflexion philosophique qui pourrait ranger certaines de ses œuvres dans la catégorie essais. Dans cette veine, on lui doit le Travail d’amour (1984), Votre solitude (1988), l’Océan jusqu’à toi: rime (1994), Ode à la poésie (1996) et surtout Et nous n’apprîmes rien, en 2002, un recueil de ses plus beaux textes écrits entre 1962 et 1972. L’essai, il le pratiquera aussi, abordant critique, théorie littéraire, arts plastiques, avec en particulier André Breton, rêveur définitif, (1996), le Roman de la langue, (1997), le Roman des revues, (2012). Il sera aussi romancier, avec entre autres Moi, Mathieu Bas-Vignons, fils de..., (1999) et homme de revues, fondant Empreintes, Digraphe (avec Jean Ristat). Première livraison, avec Philippe Lacoue-Labarthe. En 2011, le grand prix de poésie de l’Académie française sanctionne la reconnaissance dont il faisait déjà l’objet des poèmes et lecteurs. L’Humanité perd en lui un ami, qui avait régulièrement, publié dans ses colonnes. En 2013, il reçoit le Grand Prix de poésie de l’Académie Française. Il est mort le vendredi 12 juillet 2013, à 67 ans.