René Daumal



Poèmes choisis






À LA NÉANTE


Quel beau carnage sans colère en ton honneur, regarde:

dans cette nuit polaire aussi blanche que noire, dans ce cœur dévasté aussi bien feu que glace, dans cette tête, grain de plomb ou pur espace, vois quel vide parfait se
creuse pour ta gloire.

Ni blanc ni noir ni feu ni glace, ni grain de plomb ni pur espace, ce monde-là est bien perdu!

Pour toi, suceuse de ma moelle, toi qui me fais froid dans le dos, pour toi cette dévastation — mais quel silence!

... silence et me voici, moi qui voulais crier

toute la lourde douleur condensée minuscule

dans le seul petit globe dur d'un univers,

moi qui voulais montrer mon sang, comme il coulait

quand mes ongles raclaient le dedans de mes côtes,

moi qui cherchais des mots triomphaux pour chanter

comme sifflait la hache dans les os de ma main

quand je m'amputais de moi-même,

me voici la parole coupée, me voici minuscule,

perdu dans le vertige absolu de ton sein,

me voici la voix blanche, me voici ridicule: tout cela n'était rien.

Pour ta gloire, non pour la mienne, ce carnage, et sans colère.
Ce n'était rien de renier le monde, de tuer le soleil, de tout trahir pour toi, d'assassiner les larves-reflets de moi-même, ce n'était rien de me crever les yeux: j'étais
sûr de toi comme de ma mort, j'étais sûr de la toute-évidence de ma nuit qui est ton corps de silence vivant

Mais des fantômes de toi-même sont venus, les vampires de soie me consolaient trop bien, la mort vivait trop bien dans les ombres du jour, le temps maudit et toujours neuf s'est
renoué.

Je ne cherche plus les cris triomphaux car je sais que pour chaque cellule qui divise ma vie, pour le plaisir mauvais qui l'engendra je dois une rançon de douleur infinie.

Je m'écorche vivant à force de t'aimer,

Mère des formes, sans forme ! toi que je torturais,

que je torture encore dans ce lit de
Procuste,

ma forme honteuse d'homme:

toi sans dimension et libre de frontières,

je te couche sur ce grotesque lit nuptial,

je voudrais t'enfermer dans cette peau stupide.

Maintenant que j'ai juré fidélité,

si j'aime des détresses vêtues de chairs vivantes,

si j'aime le malheur visible dans un corps,

que ces chairs meurent! et qu'il meure, ce corps! et qu'il souffre avec moi, et qu'il souffre pour toi.

comme je vais dormir désormais à grands pas lentement dévoré cellule par cellule du feu cruel de cet amour lucide.

Je ne peux plus te trahir, tu vois bien;

«je suis mortel»; ces mots sont la douceur du vide

qui veulent dire: «je suis à toi».

Je suis mortel!
Mortel ce que j'aime en ton nom!

Mais le jour de ma mort est interminable.





APRÈS

Je vais renaître sans cœur, toujours dans le même univers, toujours portant la même tête, les mêmes mains, peut-être changées de couleurs, mais cela
même ne me consolerait point.

Je serai cruel et seul et je mangerai des couleuvres et des insectes crus.

Je ne parlerai à personne, sinon en paroles d'insectes ou de couleuvres nues, en mots qui vivront et riront malgré moi.



BRÈVE RÉVÉLATION SUR LA MORT ET LE CHAOS


Toi qui t'es oublié dans ce tombeau mouvant,
c'est à moi que je parle et mon double me tue,
dans l'air statue de sel et dans l'eau bulle,
lorsque le ciel sera mêlé à l'océan,
le sel dans l'eau partout sans membres distingués
et sans cœur et sans nom, étendu — est-ce moi?
est-ce toi, la bulle à l'air rendue
sans sa peau d'argent?
Une voix dernière, la nôtre,
pour vider toutes les larmes d'un seul coup,
et ni moi ni toi, attention:
LA BOUCHE AURA MANGÉ L'OREILLE. LA VOIX VERRA.



CIVILISATION


Lorsque la parole fut inscrite
pour la première fois,
l'air clarifié ne pesait plus dans les têtes
et la multitude avait soif.
Tous les germes morts, morts dans leur descendance,
l'écorce était le tombeau de la graine,
la montagne achevait de saigner,
et la terre du sang était pierre,
et l'eau du sang était à la mer,
et le feu du sang à l'éclair.
Ils gémissaient, les vieux couverts de rouille :
«... retourne à la roue, mon souffle !
va piétiner sur les planètes
avec tes pas lourds dans la nuit des cavernes
Mes enfants n'ont plus de pensées !
Mes beaux enfants ont la cervelle vide.
La vie est facile, ils ne vivent plus... »
et les vieux mouraient entre les dents de
tagne, leurs visages veinent le marbre, sous le silex dorment profonds ceux qui furent plus profonds que le fond
os.
Sous un thorax d'oiseau le vide sans bornes a cessé de bourdonner.
Mille loups aveugles dans cette soupente! et moi qui n'ai plus le souffle".



FEU AUX ARTIFICES


Les manèges tournent
avec leurs carrosses de plâtre doré,
les sirènes aux cheveux jaunes soufflent
de leurs grandes poitrines creuses,
le malheur entre dans la ville,
parmi les palais bâtis par des fous,
le malheur entre dans les châteaux de cartes,
dans les carcasses de plâtre des maisons,
dans les manèges dorés.
Mettons le feu à la cité,
les sirènes du manège flambent,
les couleurs de leurs joues se rehaussent,
le malheur, main de fer, demeure,
parmi les rires de braises,
et l'odeur du carton verni
qui brûle rose.
La main de fer demeure
plus brûlante et plus sûre,
beau malheur luisant dans les cendres,
dernière certitude, que caches-tu dans ta paume ?
ouvre les doigts, main dure mais solide,
que je pose mon front brûlé
dans ta chair vive et ferme,
saignante de soleil tueur.


L'ENFUI TOURNE COURT

Le char de feu, il était vide lorsque je pus le voir,
il était vide et ruisselant de lumières sans profondeur
lorsque j'osai rouler avec lui
et me rouler dans l'ornière creusée par le soc solaire
de la boule lente et rouge d'or de gorge, et je roulais et de la gorge et de la nuque sur les feux vifs des roues,

—Ah !c'est moi que tu véhicules!—
je suis cloué aux cataclysmes, aux cataractes
et aux déluges de feu dans les gorges des monts sourds
et dans ma gorge la muette
au seul cri d'ogre.
Car sauvage renoué à la mèche du fouet fendant sec la
peau brûlée je me tordais avec les brins d'étoupe et
ma langue d'amadou, cloué, cloué et renoué aux feux et martelé chez les cyclopes
— encore les mêmes jadis, encore les mêmes plus tard
et, la ligne des temps bouclée, encore les mêmes sur
les sept nœuds identiques du grand cinglant, le vent,
la flamme, et les mêmes toujours le marteau et les tenailles et le
pétrin et ce grand corps de charbon qui se relève et qui n'en
finit pas de se relever,
l'homme des houillères, tout de charbon luisant et cimenté d'élytres de la moelle à la peau,
il se relève encore, toujours, et c'est moi-même sous la pince chauffée à blanc.
Et le tumulte, le vieux vacarme forgé de foudres et tissé de pirouettes
— pour le rire sec à postérité perpétuelle —
il vient en cône sur mon front, il bout et se secoue en entonnoir,
oui, cloué aux sept nœuds, empoigné à la gorge, au
front, à la nuque, les roues du char, ce sont mes plaies, mes ancres, qui me retiennent par le vide (il y a longtemps que le
sang ne vient plus)
— «À jamais, à jamais, à jamais!» je crie mais cette parole à trop d'échos
et ses trop faciles mensonges les voilà fauchés au pied : ici sans appui, plus bas sans appui, plus bas sans appui la chute, la chute plus bas plus bas plus d'appui sans appui la
chute, c'est ce qu'on appelle toujours, et sans jamais d'appui toujours la chute ni haut ni bas et c'est immobile que se découvre l'œil, sous les paupières de suie, l'œil de
houille profonde toujours.


LA FAMEUSE SURPRISE


Vous qui vivez, ah ! dites-moi comment un bras vivant se lève pour illuminer tant d'ombre, vous qui vivez, croyez-vous à ma mort ? et que je passe à travers les murs comme un
homme basculant tombe d'une fenêtre dans l'air fuyant?
Ce nègre, il est éternel,
que je vis en basculant
par la fenêtre d'ombre,
il pourrissait dans la poussière,
ô mon ami, corps de cuir creux,
tu poussais à toi seul une locomotive
depuis des siècles,
le long des siècles qui s'enroulent
et se déroulent et se mordent la queue,
tu recommenceras toujours.
Vous qui vivez, lorsque vos doigts touchent vos fronts,
ils ne s'y enfoncent pas,
savez-vous que l'eau qui coule
est plus impuissante qu'un paralytique,
savez-vous que je suis plus fluide que l'eau?
J'essaie d'avoir l'air de quelqu'un
parmi vous qui vivez,
c'est seulement une politesse
pour rire un peu.
Entre nous, c'est fini, n'est-ce pas?
ni seul ni plusieurs,
ma barbe continue à pousser,
c'est le seul bruit que l'on entend.
Qui l'entend?
Vous ou moi?
Perdre la mémoire, marcher sur la tête, devient d'une facilité dérisoire, bonjour, bonsoir, les amis, il n'est plus, il n'est plus, bonsoir, bonjour, c'est fini.


LA PEAU DU FANTÔME


Je traîne mon espoir avec mon sac de clous, je traîne mon espoir étranglé à tes pieds, toi qui n'es pas encore, et moi qui ne suis plus.
Je traîne un sac de clous sur la grève de feu
en chantant tous les noms que je te donnerai
et ceux que je n'ai plus.
Dans la baraque, elle pourrit, la loque
où ma vie palpitait jadis;
toutes les planches furent clouées,
il est pourri sur sa paillasse
avec ses yeux qui ne pouvaient te voir,
ses oreilles sourdes à ta voix,
sa peau trop lourde pour te sentir
quand tu le frôlais,
quand tu passais en vent de maladie.
Et maintenant j'ai dépouillé la pourriture, et tout blanc je viens en toi, ma peau nouvelle de fantôme frissonne déjà dans ton air.


LA SEULE


Je connais déjà ta saveur, je connais l'odeur de ta main, maîtresse de la peur, maîtresse de la fin.
J'ai touché déjà tes os à travers ta chair sans âge pétrie d'insectes millénaires et de calices de fleurs futures.
J'ai dormi depuis les déluges, j'ai dormi
au fond de toi, sur ton épaule, j'ai dormi sans nom —
ta poitrine n'a pas changé,
l'air de la vie n'a plus le nerf de m'éveiller —
ne me nomme jamais, ne me réveille pas ;
tes poumons immobiles ont désappris aux miens
à respirer le souffle faible de ce monde
le mourant ! car il agonise dans les trompettes,
les pluies battantes, et qu'il crève, le géant faible,
monde vieillard qui s'époumonne
dans le feu pâle auréolant ta tête,
cette lueur, ô veilleuse aveugle des morts, pensante
sans sommeil au fond des rêves
loin de l'huile de la vie,
endormeuse, nous avons ensemble ce secret
que je t'ai pris au carrefour martelé de lune;
souviens-toi, tu étais habillée en petite fille,
tu guettais sur les dalles, la bouche sur ton secret.
Souviens-toi, je t'ai prise aux cheveux,
tu as desserré les dents,
souviens-toi, pour moi, pour moi seul,
parce que j'avais tout trahi pour toi
— oui, messieurs de la fumée et de l'ombre,
je vous ai trahis tous pour elle ;
eau-mère, la vie que tu m'as donnée,
la vie avec la bouche bée,
je l'ai trahie et j'ai trahi le monde pour elle,
pour cette enfant que de vie en vie je retrouve,
î'endormeuse sans sommeil,
la veilleuse de la fin — ô ma mort!
tu as desserré les dents :
la boule, le feu, l'astre de gorge,
la convulsion folle derrière tes lèvres,
indéfiniment derrière tes dents, ce mur
où tant d'autres se cassent la tête,
... et ce que je ne puis dire...
Mais à qui parlerais-je ? toute oreille, tout œil
sombrent dans le silence et la nuit sans mémoire.
Tu veilles seule, enfant des baumes,
mort du carrefour, bois mon sommeil,
ne laisse rien de moi,
je suis seul à t'avoir vue plus présente qu'elles,
les fumées femelles,
les rôdeuses qu'un vrai regard dissipe,
je t'aime plus loin qu'au fond des rêves,
maîtresse de la peur,
maîtresse de la fin,
ne m'éveille plus,
ne me nomme plus.



LE GRAND JOUR DES MORTS


La nuit, la terreur,
à cent pas sous terre,
les caveaux sans espoir,
la peur dans la moelle et le noir dans l'œil
— l'appel de l'étoile meurt au bord du puits — et ces mains, ta détresse blanche
dans la brume glacée du fond de toute la vie,
dans la détresse blanche de ces mains qui seront les
miennes un jour, tellement je les aurai aimées.
Ne t'échappe pas, me dit la lumière
— celle qui éclate partout ici, mais légère sur l'épaisseur aveugle qu'elle enferme
et vaine ; inutile clarté qui troue la peau pourtant
et qui me dit : tu ne sortiras pas,
mais marche seul griffé de mon fouet fantôme,
c'est le fond de la terreur,
c'est le palais sans portes,
cave sous cave, c'est le pays sans nuit.
L'air est peuplé de notes fausses
à scier l'os, c'est le pays sans silence,
cave sous cave encore au pays sans repos,
ce n'est pas un pays, c'est moi-même
cousu dans mon sac
avec la peur, avec l'hydre et le dragon;
et toi, démon, voilà ta tête de verrue que je m'arrache de la poitrine oh ! monstre, menteur, mangeur d'âme.
Tu me faisais croire que ton nom maudit
c'était le mien, l'imprononçable,
que ta face, c'était ma face, ma prison,
que ma peau détestée vivait de ta vie,
mais je t'ai vu : tu es un autre,
tu peux bien me tourmenter à jamais,
tu peux m'écraser dans des charniers
sous les cadavres de toutes les races disparues,
tu peux me brûler dans la graisse des dieux morts,
je sais que tu n'es pas moi-même,
ru ne peux rien sur le feu plus ardent que le tien,
le feu, le cri de mon refus
d'être rien.
Non, non, non! car je vois des signes encore faibles dans un banc de brume lente mais certains, car les sons qu'ils peignent sont les frères des cris que j'étouffe, car les chemins
incroyables qu'ils tracent sont les frères de mes pas de plomb ; car je vois les signes de ma force sans bornes, l'assassine de ma vie et d'autres vies sœurs.
Du fond illuminé, plafond sous plafond, des caves, je vois — je me rappelle — je les avais tracés au commencement les signes cruels fouillant chaque repli du mollusque
pensée aux mille bras.
Ils m'enseignent la terrible patience, ils me montrent le chemin ouvert
mais que mieux que toute muraille ferme la loi de flamme dite à la pointe du glaive et réglant chaque pas à l'orchestre fatal : tout est compté.
Voici, j'ai arraché le manteau de chair saignante et de colère et je marche nu
— non pas encore ! mais je me vois lointain
et j'ai pour me guider et remplacer mon cœur,
très loin, ces mains, ces mains d'aveugle,
l'aveugle morte plus voyante que vos yeux de bêtes,
vous opaques vivants lourds, très loin l'aveugle
et ses prunelles, cercles de tout savoir,
enclosant l'eau limpide et noire des lacs souterrains —
je dirais comme elles sont belles, ces mains,
comme elle est belle, non, comme elle parle la beauté,
la morte aveugle, mais qui voit toute ma nuit,
je parlerais, j'inventerais des mots-sanglots
— à ses pieds il faudrait pleurer — je sangloterais sa beauté,
si je pouvais pleurer,
si je n'étais pas mort de n'avoir su pleurer.


LE PROPHÈTE


L'enfant qui parlait au nom du soleil allait par les rues du village mort, les rats couraient vers ses pieds nus lorsqu'il s'arrêtait aux carrefours.
L'enfant appela d'une voix pleine de galères, de voiles blanches et de poissons volants, et les hommes changés en pierre s'éveillèrent en grinçant
C'était l'aube annoncée par les flèches sifflantes des joyeux archers du voisinage, les hommes venaient, chacun portant sa nuit comme on porte une ombrelle.
Ils s'accroupirent autour de l'enfant, et leurs gros yeux rouges riaient, et leurs larges bouches crachaient du sable à travers les dents.
L'enfant qui parlait au nom du soleil dit: «N'écoutez plus le chant du coq stupide», et les hommes aux longues lèvres se tapaient le derrière sur les pavés.
L'enfant dit: «Vous riez, vous riez, mais lorsque vous vous éveillerez avec du sang plein les oreilles, alors, vous ne rirez plus».
Sa tête tomba, écrasante et chaude sur l'épaule d'une jeune femme ; elle crut qu'il voulait l'embrasser et se mit à rire d'effroi.
«Vous riez, vous riez, lui dit-il,
— et les vieux montraient leurs crocs jaunes —
votre rire n'est pas l'aumône
que réclame la
Gueule céleste.
Il lui faut vos nourrissons, vos nez fraîchement coupés,
Il lui faut une moisson d'orteils pour son souper.
Elle rit, elle rit, la grande
Gueule,
elle brille, elle grésille,
vous riez, vous riez, épouvantable aïeule,
mais bientôt, grand-mère, vos fils et vos filles
ne riront plus, ne riront plus.
Vous riez sous vos parasols de nuit,
ils vont craquer, ils vont craquer,
entendez rire la grande
Gueule,
car bientôt vous ne rirez plus».


LE SERMENT DE FIDÉLITÉ


J'ai brûlé mes champs de blé, j'ai affamé ma
Babylone, j'ai mis le feu aux entrepôts et j'ai coupé les aqueducs.
Si le soleil ne s'éteint pas sur mes États, c'est que mon règne est d'un seul jour.
L'anti-roi de la nuit d'en-bas, l'anti-moi de l'autre face, il pense et meut un ciel noir crevé d'astres.
Il meurt, mon peuple, il se retourne dans sa peau,
il souffle vers le ciel ses bronches,
et ses orteils l'ancrent au sol.
Ses pieds sont les racines et ses poumons les branches
d'une forêt de famine, dès midi.
Mais j'ai tari la pluie et le bois se fait pierre, les feuilles se font poussière, mon peuple minéral poudre les grandes routes et se rend tout entier à la boue, dès le
soir.
Celui qui rit à l'opposé, ah! qu'il s'engraisse
de mes débris pulvérisés, qu'il s'illumine
de toute vie que j'ai chassée de mon royaume.
Celui qui rit, c'est l'Autre
Roi, non, c'est la
Reine, c'est la
Reine la
Mère, elle règne à l'envers, c'est pour elle cette dévastation, pour elle, j'ai laissé retomber à la terre les dieux qui s'embrassaient dans mes champs et mes
villes.
Où je n'ai pas d'œil elle voit
— que ce soient les seules
Visions ! —
Où je n'ai pas d'oreille elle entend
— que ce soient les seuls
Charmes ! —
Où je n'ai pas de narine elle respire
— que ce soient les seuls
Parfums! —
Où je n'ai pas de langue elle goûte
— que ce soient les seules
Saveurs! —
Où je n'ai pas de peau elle touche
— que ce soient les seules
Caresses! —
C'est la
Reine ma nuit qui veille dans ma mort, c'est la
Mère qui règne à l'inverse du jour, c'est toi que jamais mes yeux ne verront dans ce monde dont le soleil n'est pas pour toi, je ne te verrai pas,
mais parce que tu es le contraire de ce mensonge, parce que tu brilles vraiment dans le vide de ma poitrine, dans le désastre, dans le néant de la lumière, parce que jamais je ne
te vêtirai de cette trompeuse pellicule de clarté dont s'habille mon peuple de dieux somnambules, parce que
Tu n'es rien de
Ce que tu pourrais être, je te supplie:
ne me trompe pas,
ne viens pas dans ce monde,
ne prends jamais figure humaine,
fais plutôt que je sois une brute sans cœur,
ne viens pas surprendre mes yeux,
ne viens pas me consoler,
je ne veux pas t'aimer dans ce mensonge,
ce ne sera jamais toi,
ici jamais toi,
reste là dans la nuit où je suis avec toi le seul
Jour.


NÉNIE


Ne parlez plus des plaines avec cette tendresse
ne parlez plus des neiges, ne parlez plus du cœur
laissez s'échauffer les vins vénéneux
entre les paumes de la vie,
ne parlez plus des mers en remuant le cœur,
ne parlez plus des fleuves, laissez sécher vos lèvres
et laissez se glacer le sang des vieux désirs
entre vos mâchoires de mort,
ne parlez plus du ciel en palpitant des lèvres,
ne parlez plus du vent, laissez la nuit grossir,
laissez la nuit s'engraisser de vos souffles
auprès des trous de vos narines,
ne parlez plus du feu de votre voix d'esclave,
ne parlez plus de votre roi, l'ancien soleil,
laissez-le se coucher et s'éteindre en boue noire,
dans la vie courbe de vos crânes.
Ne parlez plus du cœur!
Votre langue est pourrie et votre souffle froid,
vos regards vides regardent la nuit,
des mondes morts accouplés emplissent vos yeux,
ne parlez plus dans l'air des hommes.
Essayez seulement de sourire,
vous entendrez gémir tous vos os calcinés,
le rire ondulera dans un ciel rapiécé.
et la toile du monde aura des sanglots sourds.
La musique des morts hoquette dans vos dents
— essayez de sourire aux fleurs ! —
vos pieds froids sont soudés à la terre sans yeux,
vous regardez partout de vos mille prunelles
mais nul ne voit vos yeux et vos yeux ne voient rien.
Le rire éclatera dans vos têtes sonores
— essayez de sourire aux oiseaux ! —
vos mains s'écailleront dans une odeur de plâtre,
riez à la poubelle et riez au balai.
L'espace même meurt avec les étincelles
que vous jetiez au vent de vie, et le temps meurt
en arrêtant vos vains sourires,
en figeant vos sanglots,
et vous gelez tout doucement dans les tourbières.
Un soleil inconnu brille dans la poussière
qui vole tout autour de vos cheveux séchés,
les vents de la folie portent à vos oreilles
une musique amère à vous briser les dents.
Des fleuves remontant à leurs sources jaillissent
de vos mains disloquées, de vos tempes trouées,
et le sol qui vous porte a des lueurs de soufre,
se creuse sous vos pieds et vous mord aux chevilles.
Votre rire a créé des étoiles nouvelles
que nous ne verrons pas,
et vous pouvez sourire à de nouveaux oiseaux
à des fleurs impossibles,
mais vous vivez derrière un mur de houille
et nos yeux saignent, nos prunelles se fendent
quand nous voulons vous voir
quand nous voulons vous voir avec des regards
vides, quand nous ne voulons plus sourire ni sangloter dans le ventre céleste,
nos bras tournent grinçants dans les chambres de plomb.
La nuit de vérité nous coupe la parole.


PERSÉPHONE C'EST-À-DIRE DOUBLE ISSUE


Mémoire de mes morts, trou noir à travers tout
béant sur la mer des vertiges,
redescends en spirale au centre de l'horreur,
creuse-toi pour me recevoir
dans ta bouche la goulue,
vers ton cœur brûlant noir, avec le fleuve tiède
du sang de mes multiples corps, le long des siècles,
fleuve lent s'enroulant en serpent rouge sombre
vers ton gouffre dévorant, la nuit brûlante de ventre,
mangeuse sans repos de nos peaux desséchées,
nageuse sans repos dans la mer de nos sangs
mêlés enfin ! et qu'ils coulent et qu'ils déferlent
et sur l'imprévisible rive au-delà des temps,
au-delà des mondes, qu'ils se dressent,
caillés soudain en un mur plein de bulles,
suintant des eaux d'effroi, larmes d'yeux irisés
qui crèvent et c'est le dernier chant,
leur écoulement qui se fige en statues,
neufs animaux appelant l'âme du feu
derrière les océans de peur,
plus loin que les sanglots sous les dernières voûtes
où le dernier des morts à larges pas sans hâte
marche, et rien ne reste derrière lui :
il va dormir dans la vague immobile,
mais prête pour de nouveaux germes, de nos cris,
de nos sangs solides aux yeux de pétrole.
Une voix s'éternise et meurt de solitude, une voix se tait.
Et toi, toi qui ne voulais plus renaître, retourne aux maisons de souffrance, retourne aux chœurs souterrains sous les dalles, retourne à la ville sans ciel, refais ton chemin
à l'envers.
La matrice qui t'engendra se retourne et te bave vivant à la face du monde, larve d'épouvante là-bas, et bientôt tu vas recommencer à te plaindre du ciel, de
toi-même et de la vie, ta vomissure.


QUI S'ÉTRANGLE...


Qui s'étrangle s'étrange; mais qui se laisse étrangler
n'est plus étranger.
Qui se tue se mue; mais qui se laisser tuer n'est plus
muet.
Qui se saoule s'esseule; mais qui se laisse saouler n'est
plus seul.
Qui se pend se vend; mais qui se laisse pendre n'est
plus à vendre.
Qui s'ennuie se nuit; mais qui se laisse ennuyer sort de
la nuit.


POÈME POUR DÉSOSSER LES PHILOSOPHES INTITULÉ «L'AU-DELÀ MISÉRABLE» 


Lorsque le plus sage fut mort, l'imbécile, lorsqu'il descendit dans le puits, sans bretelles, la moustache roussie,
il savait par cœur les éclipses et les coupe-gorge; ça peut toujours servir.

Mais la soupape du chaos
aux lèvres de caoutchouc
lui cira les moustaches, à l'imbécile,
et le sage dut porter des bretelles.

Alors parmi les éclipses ce fut la débandade et l'anarchie.
Elles venaient au petit bonheur et dans les grands magasins les vendeuses rêvaient aux coupe-gorge hantés des imbéciles.

Et lui, dans la vase d'outre-terre,
la rage aux dents, il s'arrachait des bonbons du cœur
et, les mâchoires collées, il piétinait,
et, les pieds retournés, il coltinait
toute la nuit
Il coltinait, l'imbécile, des bretelles et des fiacres à trompes molles et vous croyez qu'il se consolait?
et vous croyez que le travail et la colle forte qu'il avale ça va nous le régénérer?
Non, parce qu'au fond du filtre à dieux
les perles sont encore liquides;
ah! derrière ces murs de mufles pitoyables
qui ne parviennent qu'à rire, scandaleux, — car ce qui manque au porc c'est d'être transparent et les forts ne transportent que des mots sanglants —
c'est une pluie véritable de fraîcheur
sur la dernière peau d'âne.

Oh! le tambour déjà risible de l'imbécile
et si jeune au fond d'un tonneau de siècles,
ou de caoutchouc bâché grouillant en vermicelle,
car le premier prophète qui parle, un doigt dans
l'oreille, sa voix mue, et quel rire perpétué jusqu'à nous!
En mourant le sage éternua.

Ah! s'il avait prévu sa mort
il n'aurait pas bu cette bière
dont les gouttes sont les éclipses
selon le nouvel ordre écœurant d'almanach.

Ah! mais savez-vous qu'il est toujours dans cette nuit parmi des bourriches d'huîtres et les arêtes gluantes

des escaliers, et qu'un enfant, une seconde, a pleuré, le crâne fendu d'un coup de votre rire — il fallait bien!

Si l'on élève un monument
à la détresse ridicule
que ce soit un édicule
à tête de chiendent
Et cet enfant sans nez dont l'âne était mort dans un grenier plein d'horloges et de poussière pleurait l'imbécile et traînait un fiacre.

Mais lorsqu'après des rondes et des rondes
je tombai dans la glu du pâle pâtissier,
alors l'imbécile qui veillait sur les morts
du bout du monde vint à mon secours
avec ses jambes salies dans les fondrières
et son sourire boueux.

Depuis des siècles je me cassais les os
pour me rebâtir une autre carcasse,
une vraie carcasse à ma mesure de brute,
et je ne fabriquais que des mannequins de plâtre
qui puaient le moisi.

Les chœurs d'enfant du premier sommeil
ah! si j'avais osé entendre,
et si j'avais osé pleurer
et d'autres larmes que ces laves! les chœurs balancés aux gouffres de poitrines vides et blancs soudain:

«T'éveilleras-tu, falot,
Pour du bon, pour du beurre ?
Vrai matin n'est plus par terre
Celui qui pleure
Compte pour du beurre,
Viens t'éveiller pour du bon
Non, non, matin-pleure».

...
Et cette masse de mille montagnes
mon genou;
cette écorce de plomb craquait,
cette flamme
entre la nuit et le jour — me voici!


Les sources gelaient sur mes yeux,
c'étaient encore mille montagnes.

Alors l'imbécile qui veillait sur les morts
avec son sourire de sale bonté
vint mettre trois gros doigts lourds
sur la chaîne sans fin de mes réveils,
et je le vis, avec des yeux
choisis en hâte avec l'angoisse de tout perdre,
s'enfler, roi couvert de sueur
de cette misère de misère
où c'est si bas de plafond.



RENÉ DAUMAL, né à Boulzicourt, Ardennes le 16 mars 1908 et mort à Paris, le 21 mai 1944, est un poète, critique, essayiste, indianiste, écrivain et dramaturge français. 

ŒUVRES

1936 : Le Contre-Ciel, Cahiers Jacques Doucet. Réédité chez Gallimard avec Poésie noire, poésie blanche.
1938 : La Grande Beuverie.
1952 : Le Mont Analogue, récit véridique, préface par Roland de Renéville, postface de Véra Daumal.
1970 : Tu t'es toujours trompé, Mercure de France, Paris.
1970 : Bharata, l’origine du théâtre. La Poésie et la Musique en Inde, rééd. 2009.
1972 : Essais et Notes, tome 1 : L'Évidence absurde.
1972 : Essais et Notes, tome 2 : Les Pouvoirs de la Parole.
1978 : Mugle, Fata Morgana, Montpellier.
1981 : René Daumal ou le retour à soi, L'Originel, Paris. Contient La Soie.
1985 : La Langue sanskrite, Ganésha.
1996 : Fragments inédits (1932-33). Première étape vers la Grande beuverie, Éditions Éoliennes.
1992 : Correspondance, tome 1 : 1915-1928.
1993 : Correspondance, tome 2 : 1929-1932.
1996 : Correspondance, tome 3 : 1933-1944.
1994 : Je ne parle jamais pour ne rien dire. Lettres à A. Harfaux, Le nyctalope.
2004 : Chroniques cinématographiques (1934). Aujourd'hui, Au signe de la licorne.
2008 : Correspondance avec les Cahiers du Sud, Au Signe de la Licorne.
2014 : (Se dégager du scorpion imposé). Poésies et notes inédites, 1924-28, Éditions Éoliennes.
2015 : Poésie noire et poésie blanche, Voix d'encre.
2016: Ecrits pataphysiques , Au Signe de la Licorne
2018 : Les limites du langage philosophique, suivi de La guerre sainte. Éditions la Tempête.

ÉDITIONS PAR LE COLLÈGE DE `PATAPHYSIQUE

Le Catéchisme, collection Haha, 1953
Le Traité des patagrammes, Cahier no 16, 8 septembre 1954, 1er absolu 82 E.P4.
Le petit théâtre, collection Haha, 1957
Le lyon rouge, collection Haha, 1963

ÉDITIONS OBSOLÈTES

1953 : Chaque fois que l'aube paraît, Essais et notes, I.
1954 : Poésie noire, poésie blanche, Poèmes.
1958 : Lettres à ses amis, tome I.
Cahiers René Daumal
Cahier René Daumal no 1 (1987), no 2 (1988), no 3 (1989), no 4 (1989), no 5 (1990), no 6 (1992), Éditions Ganésha
Cahier René Daumal no 7 (1994), no 8 (1996), Éditions Éoliennes

René Daumal René Daumal Reviewed by La Rédaction on dimanche, avril 26, 2020 Rating: 5
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