Abdellatif Laâbi


Quelques poèmes




PRÉLUDE


La douleur physique s’est calmée
Tu peux donc songer à écrire
sauf que tu n’as pas là
d’idée
ni même une vague intuition
de ce qui va donner des ailes aux mots
les inciter
à traverser ta zone de turbulences

Premiers signes:
dans les tripes
une rage mêlée de douceur
Un regain de désirs
sans objet pour le moment
Des accords tirés d’un instrument
féru de nostalgie
Des images muettes
couleur sépia
suggérant un lointain avenir




LE DERNIER POÈME DE JEAN SÉNAC


Il ne s’est pas enfermé pour écrire
son poème a flairé le danger
lui a laissé la porte ouverte

Pas de poème sans risque
Sa barbe lissait le pubis
de la page transparente
et ses lèvres murmuraient
la sourate du pardon

Il dessina d’abord un soleil
un petit rond d’écolier
affublé de rayons démesure

La nuit criait au viol
Alger buvait à mort
entre hommes

Puis il tailla son crayon
ou se taillada une veine
mais j’imagine
qu’il écrivit au rouge
sans ratures
les fragments que voici:

«Naufrage des doigts
sculptés dans le silence
d’autres suffocations montent
du goulot amer du dire
Tous ces riens vomis
sur le parvis du poème»

Les mots ne manquent pas
plutôt
le vouloir dire
A quoi bon
à quoi mauvais?

La douleur
seule

Le poème qui ne veut pas naître
a ses raisons

Surtout
ne pas mendier
à la porte du silence
mais le gérer
comme un grand texte

C’est nous
qui avons vieilli
pas le monde

J’ai mangé
l’une après l’autre
mes petites illusions

Quant aux grandes
je me les garde
pour qu’elles éclairent durablement
ma sépulture
tels des joyaux

Pourquoi je me sens coupable
quand le bonheur m’envahit?

Heureusement qu’il y a la mer
bleu-gris de son vert gorgé de mouettes
une barque jubilant on ne sait
au fond de l’eau ou dans l’ourlet des nuages

Heureusement qu’il y a ce large
retenant le souffle de la terre
et le vent coulis ondoyant de frondaisons câlines

Heureusement que l’homme peut se voir
sourire à son lointain sosie
autrement que dans les miroirs

Rien de ce que j’ai appris
ne m’a servi
à déchirer l’hymen de tes yeux
arbre serein de sève pérenne
qui m’irriguera encore
quand ma bouche s’éteindra dans les sables

Je suis né
pour aimer
la haine m’est étrangère

Les peuples heureux
n’ont pas de poésie

La porte s’est refermée
L’ombre sans odeur
apparut sur le seuil

Le couteau a fendu le soleil en deux
avant de pénétrer
dans l’enceinte sacrée
du souffle
Sénac avait levé la tête
il regardait dans les yeux
riait
comme il en avait l’habitude
en tendant au premier venu
son dernier poème



21 HEURES


Sur un promontoire dominant la ville la courbe du fleuve se dresse la citadelle d'exil comme une bosse d'infamie sur l'échiné de la cité zone interdite de silence et d'attente
Voilà le grand portail de fer la muraille les tours de contrôle et les factionnaires Mais que se passe-t-il d'inaccoutumé ce soir dans la citadelle d'exil pour que les horloges
se remettent à sonner l'heure pour que des cliquetis taraudent le silence pour que des pas crépitent dans les couloirs pour qu'un chant de joie fuse et s'étouffe dans le brouhaha
des rires qui s'approche s'approche bute contre le portail qui cède s'ébranle s'ouvre comme un détroit aérant deux continents ? Un homme enjambe le seuil sort puis un autre
Ils sont une vingtaine et personne ne les retient plus personne ne les surveille Les gardiens n'ont plus que la hâte de refermer le portail qui se ferme pour que refleurisse le cœur
de vingt hommes libres oui libres Le vent se lève tiède et sucré L'espace sans clôture donne envie de courir jusqu'à l'épuisement Le ciel est donc ainsi cette
vastitude d'étoiles dont on peut presque palper les rayons la terre spongieuse l'herbe du coton et la houle des libertés à l'horizon

À l'écart du groupe un homme se tait titube sous la clarté lunaire

Il ne sait pas s'il doit rire ou pleurer

Il sent la citadelle d'exil comme un monstre terrassé derrière son dos mais auquel il est encore rivé par mille liens invisibles

Il reste longtemps ainsi puis une lueur zèbre ses yeux

Il ramasse toute son énergie avance d'un pas ferme s'éloigne pour rattraper le groupe qui a entamé la descente vers la cité les retrouvailles le torrent de vie

Gongs d'annonce tambours témoins Ô battez résonnez battez La nuit avance Racontez racontez l'histoire des sept crucifiés de l'espoir



26 AOÛT 1974 20 HEURES


Quand le soleil se coucha
la nuit se mit à descendre
veloutée
fleurant le chèvrefeuille et le thym
Dense était le ciel
grouillant de sa vigneraie d'étoiles
La ville se réveillait aux chants
au pain
aux veillées où l'on adoucissait ses peines
les mains s'ouvraient pour la tendresse
Alentour
la forêt dormait déjà
et le fleuve
le grand fleuve cruel
roulait ses flots huileux et sombres
Faste était la nuit
fleurant le chèvrefeuille et le thym
peuplée de sa vigneraie d'étoiles
Ah gongs d'annonce
tambours témoins racontez
racontez l'histoire des sept crucifiés de l'espoir



27 AOÛT 0 H 30


Le juge Ahmed D.
quadragénaire qui occupe depuis quelques années
un haut poste à la Cour suprême
avait été retenu
jusqu'à cette heure tardive
au ministère
« affaire grave et urgente »
Ses traits étaient tirés
et il eut du mal à se donner bonne contenance
avant de franchir le seuil de sa villa du Souissi
C'est que sa femme et lui
avaient invité ce soir quelques amis
pour Y après-dîner
un petit cocktail sans façons
entre intimes
des collègues et leurs épouses
un couple danois dans la coopération
un artiste peintre et son égérie
un professeur de gauche et opposant
des voisins auxquels il fallait bien rendre la pareille
Une soirée décontractée
dansera qui voudra
et sur le coup de minuit
on servira une légère collation
et on se dispersera
Le juge Ahmed D.
était un homme de loi
convaincu qu'il ne faisait pas de politique
qui ne l'intéressait d'ailleurs guère
Chaque fois qu'ON le mandait pour une « besogne »
qui réclamait d'édicter des condamnations
en ratifier d'autres
refuser des recours en cassation
il s'exécutait
faisait ce qu'en haut lieu ON suggérait de faire
bien qu'avec une légère gêne
qui s'émoussa progressivement avec le temps
Raison d'État
L'Ordre nécessaire
et puis parce qu'il fallait de toute manière en finir
Ce soir-là
il fallait contresigner
donner des ordres particulièrement «pénibles»
Il contresigna
donna les ordres pénibles et quand il sortit
du ministère s'installa au volant de sa voiture
démarra en trombe il avait l'impression de fuir littéralement quelque chose
Le juge Ahmed D. était un homme aux idées modernistes
ouvertes sur la culture et les arts
Il avait une bibliothèque aux volumes reliés
marqués à ses initiales
mais il ne lisait pour ainsi dire pas
Il était fier d'être un des rares collectionneurs
de tableaux marocains naïfs et abstraits
mais il n'y comprenait pas grand-chose
Des amis français les trouvaient « superbes »
et puisqu'ils le disaient
c'est qu'ils étaient superbes
Il faut dire que dans tout cela
on reconnaissait l'esprit et les velléités de sa femme
de dix ans moins âgée que lui
Elle avait été pour quelque temps professeur
avait quitté l'enseignement
Les élèves étaient trop « insolents et bêtes »
Cela ne l'avait pas empêchée de garder
des idées avancées pour le travail de son mari
un travail qui l'irritait d'ailleurs
Elle parlait de libertés
à tort et à travers
aimait le cinéma nouvelle vague
lisait L'Express
aussi ses intimes la surnommaient-ils Rosa...
Rosa vint à sa rencontre
Elle était furieuse
Le travail toujours le travail
on ne pouvait plus décemment recevoir
Ce soir-là la discussion avait traîné
Comme d'habitude
on avait parlé de voitures
comparé les performances
de la nouvelle RI6 spéciale montée localement
à celles du modèle d'importation
reprise tenue de route stabilité
mais tout cela pour aboutir à la conclusion que
la Mercedes
reste quand même la Mercedes
Puis on parla expositions
Rosa était un farouche partisan de l'abstrait
Le Danois soutenu par son épouse
gagnait le reste de l'assistance
à l'authenticité la fraîcheur la sensibilité
du naïf
« Le Maroc, c'est ça »
dit-il en roulant bizarrement les r
Le peintre lui se taisait
comme s'il obéissait au curieux adage
qui dit qu'un peintre
ne s'exprime pas par les mots
On en vint à la politique
extérieure
pour n'indisposer personne
Le professeur de gauche
raconta qu'au Vietnam
les Américains avaient déjà perdu la guerre
que les Arabes
avec l'arme du pétrole
étaient en mesure de mettre maintenant
le monde entier à genoux
Puis on déboucha sur le sujet
le plus mobilisateur : la sexualité
certes d'abord par le truchement
de l'éducation des enfants
ce qu'il fallait leur dire leur taire leur montrer
mais bien vite les messieurs redressèrent la barre
et les pays nordiques furent à l'honneur
Le Danois affirma qu'on racontait finalement
trop de balivernes
sur la facilité des géantes blondes aux yeux bleus
et en général sur la prétendue licence
des sociétés Scandinaves
Il déçut beaucoup autour de lui
et on but davantage
on dansa plus serré
Rosa tiquait
grondait venimeusement en cachette
la bonne
qui n'arrivait pas à suivre le rythme
auquel filaient les bouteilles de Haig's
Lorsque le juge Ahmed D.
entra au salon
la collation était déjà terminée
On s'apprêtait à partir
Il n'eut que le temps de serrer des mains
distribuer quelques excuses
et quand il resta seul avec sa femme
qui avait la mine massacrante des jours funestes
il prit le taureau par les cornes
et lui dit fermement d'une seule traite
« Écoute, je dois repartir tout à l'heure
une mission pénible
Je serai de retour à 6 h 30
Et maintenant, dis à la bonne
de m'apporter quelque chose à manger»
Gongs d'annonce
tambours témoins quel chœur
de pleureuses annoncez-vous quel malheur?
Et quand le matin dénudera les loques
de notre lâcheté comment nous regarderons-nous?


A MON FILS YACINE


Mon fils aimé
j'ai reçu ta lettre
Tu me parles déjà comme une grande personne
tu insistes sur tes efforts à l'école
et je sens ta passion de comprendre
de chasser l'obscurité, la laideur
de pénétrer les secrets du grand livre de la vie
Tu es sûr de toi-même
et sans le faire exprès
tu me comptes tes richesses
tu me rassures sur ta force
comme si tu disais : « Ne t'en fais pas pour moi
regarde-moi marcher
regarde où vont mes pas
l'horizon, l'immense horizon là-bas
il n'a pas de secrets pour moi »
Et je t'imagine
ton beau front bien haut
et bien droit
j'imagine ta grande fierté
Mon fils aimé
j'ai reçu ta lettre
Tu me dis :
« Je pense à toi
et je te donne ma vie »
sans soupçonner
ce que tu me fais en disant cela
mon cœur fou
ma tête dans les étoiles
et par ce mot de toi
je n'ai plus peine à croire
que la grande Fête arrivera
celle où des enfants comme toi
devenus hommes
marcheront à pas de géant
loin de la misère des bidonvilles
loin de la faim, de l'ignorance et des tristesses
Mon fils aimé
j'ai reçu ta lettre
Tu as écrit toi-même l'adresse
tu l'as écrite avec assurance
tu t'es dit, si je mets ça
papa recevra ma lettre
et j'aurai peut-être une réponse
et tu as commencé à imaginer la prison
une grande maison où les gens sont enfermés
combien et pourquoi ?
mais alors ils ne peuvent pas voir la mer
la forêt
ils ne peuvent pas travailler
pour que leurs enfants puissent avoir à manger
Tu imagines quelque chose de méchant
de pas beau
quelque chose qui n'a pas de sens
et qui fait qu'on devient triste
ou très en colère
Tu penses encore
ceux qui ont fait les prisons
sont certainement fous
et tant et tant d'autres choses
Oui mon fils aimé
c'est comme ça qu'on commence à réfléchir
à comprendre les hommes
à aimer la vie
à détester les tyrans
et c'est comme ça
que je t'aime
que j'aime penser à toi
du fond de ma prison


CELLULE DE PRISONNIER


Je n'ai jamais voulu parler de toi
cellule de prisonnier tu étais banale
atrocement familière comme l'étau
qu'on soulève et dépose à chacun
de nos pas mais voilà
tu t'imposes à moi aujourd'hu
i cellule de prisonnier tes cratères
de chaux s'animant en bestiaire
de carnaval ta porte irrémédiable
la mâchoire ricanante du judas
ta fenêtre au ciel irréel hélant
les nostalgies Tu es là en moi
comme un deuxième corps
qui me pousse en dedans et me traverse après
avoir soufflé dans ma poitrine
un vent froid d'exil et je n'ai pas
honte d'être un peu triste aujourd'hui
dans cette vitrine clandestine de
la séparation je n'ai pas honte
de sentir se ramasser en moi cœur
haché tout fumant l'immanquable
tragédie qui côtoie en toute marche
le bonheur des certitudes finales


CHANT DE L'AUBE

De l'aube
je vois les chaînes
que tu écartes
d'un revers de lumière
comme si tu peignais
par compassion extrême
À peine as-tu trempé tes doigts
dans la source
l'océan du ciel frissonne sous la
les couleurs ôtent leur suaire
pour s'adonner à l'étreinte
Ton chant que voilà
épris du blanc
que la mort daigne laisser
derrière elle
pour que nous autres vivants
y tracions nos marelles



ABDELLATIF LAÂBI est né en 1942, à Fès. Son opposition intellectuelle au régime lui vaut d’être emprisonné pendant huit ans. Libéré en 1980, il s’exile en France en 1985. Depuis, il vit (le Maroc au cœur) en banlieue parisienne. Son vécu est la source première d’une œuvre plurielle (poésie, roman, théâtre, essai) sise au confluent des cultures, ancrée dans un humanisme de combat, pétrie d’humour et de tendresse. Il a obtenu le prix Goncourt de la poésie en 2009, et le Grand Prix de la francophonie de l’Académie française en 2011. Parmi ses œuvres, publiées en majeure partie aux Éditions de la Différence: Le soleil se meurt (1992), L’étreinte du monde (1993), Le spleen de Casablanca (1996), Les fruits du corps (2003), L’œil et la nuit (2003), Le chemin des ordalies (2003), Chroniques de la citadelle d’exil (2005),  Tribulations d’un rêveur attitré (2008), Œuvre poétique I et II (2006; 2010); Les rides du lion (2007), Le livre imprévu (2010). Par ailleurs, les éditions Gallimard ont publié son roman Le fond de la jarre (2002; 2010).
Abdellatif Laâbi Abdellatif Laâbi Reviewed by La Rédaction on lundi, avril 27, 2020 Rating: 5
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