Poèmes
Cage, le monde entier est une cage
Une envie de fuir me monte à la tête
Revêtir le manteau des départs
Recouvrir ma tête d'un fichu. Partir
Où?
Vers la rue de nulle part
Dans la corruption et la stagnation et la fumée
Afin de pouvoir enfin
Dans le chagrin de ce qui est et ce qui n'est pas
Exhaler ma plainte contre les injustices
Vous m'avez rappelée, je sais
Mais tous les amis sont dans la peine
Les plonger encore plus dans le malheur
Pourquoi faire? Pour renaître plus fraîche?
Pour quoi faire? Pour que vos braves médecins
Trouvent le moyen de me guérir?
Prendre des risques. Reprendre ma valise.
Revivre l'appel du départ
Et si ce cœur redevenait neuf
Et si de ces yeux le voile se levait
Et si je revenais parmi vous en poèmes
Pour semer encore le trouble et le vacarme?
Mais ne suis-je pas déjà trop enfoncée dans les neiges
Pour pouvoir m'en extraire un jour?
Le mal est profond, je ne crois pas
En relever la tête un jour
Ô compagnon de toujours, toi qui m'es cher
Abandonne-moi au soleil de l'hiver
Peut-être, par l'indulgence d'un oubli
Y trouverais-je le repos du corps et de l'esprit?
Si la brise du printemps pouvait atteindre
Mes nerfs desséchés
Peut-être que je pourrais féconder mon corps
De la sève verte des bourgeons...
GRAPPE DE LUMIÈRES
En souvenir de tes yeux lumineux,
j’ai ciselé de nombreux cristaux de poésie.
Pour y voir les sept couleurs de ta lumière,1
j’ai projeté tant de rayons de mes souvenirs.
Mon cœur souffrant est tellement habitué à la douleur
que le velours de ma chevelure noire en a blanchi.
J’ai passé des nuits entières dans une attente pénible,
avant que le lustre de ma poésie exquise n’apparaisse.
Maintenant il y a d’innombrables chandelles lumineuses -
comme si des javelots de lumière pleuvaient sur elles.
Les chandelles, comme le visage d’une mariée,
couvert de soie, se sont ornées de bulbes de cristal.
«Mes yeux jetteront un regard doux sur cette chandelle,
car elle est son souvenir lumineux et agréable.»
«Ma colère frappera l’autre d’une gifle de reproche,
car c’est le souvenir d’une séparation pénible.»
C’est la nuit où il posa soudain un baiser sur les tulipes
de mes joues rougies par la pudeur.
C’est l’instant où il se retira soudain de ma mémoire fugitive et exigeante.
Je dévore de mes yeux affamés et impatients
cette finesse, cette grâce et cette beauté.
Je crie: «Regardez mes amis ce rayon de l’éclat pur
de mon imagination!»
«Maintenant, sous la lumière de mon lustre,
heureuse, je prends plaisir à célébrer ce lieu.
Mais quelqu’un murmure aux oreilles de mon âme:
ce lustre — malgré sa subtilité— est fragile!»
LE VIN DE LUMIÈRE
Les étoiles dorment maintenant,
viens!
Le vin de lumière coule
dans les veines de la nuit,
viens! J’ai tant versé de larmes d’attente
dans le giron de la nuit
que le bourgeon d’aurore
a éclos et l’aube a soufflé,
viens!
Dans le ciel de mon esprit,
ton souvenir telle une étoile filante
a tracé partout des lignes d’or,
viens!
J’ai tant raconté d’histoires
de mon chagrin à la nuit que le chagrin
a fait pâlir mon visage et celui de la nuit,
viens!
Si tu veux me revoir
avant que je quitte ce monde,
prend garde, c’est le moment ou jamais,
viens!
J’entends des pas
et je pense que ce sont les tiens,
mon cœur explose dans ma poitrine,
viens!
Tu n’es pas venu
lorsque le ciel se remplissait de grappes.
Maintenant que la main de l’aube les a cueillies,
viens!
Tu es l’espoir du cœur brisé de Simine,
viens!
Ne fais plus perdre l’espoir à mon cœur,
viens!
TZIGANESQUE 13
Chante tzigane, chante. Chante pour rendre hommage à l’existence.
Que soit portée à chaque oreille, ta présence.
Les cheminées des monstres, régurgitant leurs fumées brûlent yeux et gorges.
Hurle, si tu le peux, de l’horreur de cette nuit.
Le secret de vie de chaque monstre se cache dans le ventre d’un poisson rouge,
Baignant dans les eaux dont tu ignores le chemin.
La tête de chaque monstre trône sur les cuisses d’une fille,
Telle une bûche sur lingot d’argent.
Dans leur soif de saccage, les monstres ont pillé
Soie et rubis des joues et lèvres de ces Vénus.
Pour désir de liberté, danse, tzigane, et sur ce rythme,
Envoie un message pour recevoir une réponse.
Il faut un signal à la conscience du monde pour croire à ton existence:
Frotte donc un fer sur la pierre, pour déclencher le feu.
Les âges noirs reculés, oppriment ton corps,
Sors, ne sois pas une trace sur un fossile.
Pour ne pas périr, tzigane, il faut briser la chape du silence,
C’est dire que pour rendre hommage à l’existence, il faut que tu chantes.
POUR QUOI FAIRE?
Pour quoi faire? Pour regarder deux cents ans durant
L’injustice et la misère?
Pour que mes jours deviennent nuit
Que mes nuits retournent à l’aurore?
Pour qu’à chaque aurore, je voie derrière la vitre
Grimacer le soleil et qu’alors
Je regarde venir un jour nouveau
Habitée d’une haine dense?
Avant même d’avoir porté à mes lèvres le thé amer
Reprendre la lutte tortueuse et me dire
Qu’il faut redire, pour se souvenir,
Le conte des démons de Balkh.
Cage, le monde entier est une cage
Une envie de fuir me monte à la tête
Revêtir le manteau des départs
Recouvrir ma tête d’un fichu. Partir
Où ? Vers la rue de nulle part
Dans la corruption et la stagnation et la fumée
Afin de pouvoir enfin
Dans le chagrin de ce qui est et ce qui n’est pas
Exhaler ma plainte contre les injustices
Vous m’avez rappelée, je sais
Mais tous les amis sont dans la peine
Les plonger encore plus dans le malheur
Pour quoi faire ? Pour renaître plus fraîche?
Pour quoi faire ? Pour que vos braves médecins
Trouvent le moyen de me guérir?
Prendre des risques. Reprendre ma valise.
Revivre l’appel du départ
Et si ce cœur redevenait neuf
Et si de ces yeux, le voile se levait
Et si je revenais parmi vous en poèmes
Pour semer encore le trouble et le vacarme?
Mais ne suis-je pas déjà trop enfoncée dans les neiges
Pour pouvoir m’en extraire un jour?
Le mal est profond, je ne crois pas
En relever la tête un jour
Ô compagnon de toujours, toi qui m’es cher
Abandonne-moi au sommeil de l’hiver
Peut-être, par l’indulgence d’un oubli
Y trouverais-je le repos du corps et de l’esprit?
Si la brise du printemps pouvait atteindre
Mes nerfs desséchés
Peut-être que je pourrais féconder mon corps
De la sève verte des bourgeons...
(Farvardin 1380)
TU VEUX QUE JE N’EXISTE PAS
Tu veux que je n’existe pas
Mais j’existerai quand même
Je ne quitterai pas le pays
Tant que le combat durera
Je résisterai
Je ne l’abandonnerai pas
Je porte en moi une plaine
De mots de poèmes
Mon être respire l’air du pays
Je suis la gazelle vive du ghazal
Tu ne me chasseras pas facilement
Je suis en vie
Ma voix est ardeur et révolte
Je n’évite ni la pierre ni le roc
Tu ne pourras harnacher mon torrent
Pourquoi voiler ma chevelure
Pourquoi me travestir pour te combattre
Je suis femme et jamais ne prendrai par ruse
La voie de l’effacement
Que tu protestes ou que tu cries
J’ai dit ce que j’avais à dire
«Seule la voix reste»
Mais moi je ne serai pas toujours là
Malgré la vieillesse la maladie
Je veux chevaucher
Même si je ne peux plus monter à cheval
Traduction Farideh Rahnema et Élaine Audet
SIMIN BEHBAHANI (de son vrai nom Siminbar Khalili), née le 27 juin 1927 à Téhéran et morte le 19 août 2014 dans la même ville, est une figure majeure de la poésie contemporaine persane. Elle se fait d'abord connaître en faisant vivre et en renouvelant la poésie classique persane. Bibliographie: Setar-e Shekaste (1951); Jay-e Pa (1956); Chelcheraq (1957); Marmar (1963); Rastakhiz (1973); Khatti ze Sorat-o az Atash (1981); Dasht-e Arzhan (1983); Kaqazin Jameh (1989); An Mard, Mard-e Hamraham (1990); Kowli o Nameh o Eshq (1994); Yek Daricheh be Azadi (1995); Ba Qalb-e khod che Kharidam (1996); Negareh-ye Golgun (1998); Jay-e Pa ta Azadi (1998); Yad-e Bazi Nafarat (1999); Yeki Masalan Inkeh (2000); Kelid-o-Khanjar (2000).