Poèmes Choisis
PHOTO 1948
Je tiens une fleur, je crois
Bizarre.
On dirait qu’un jour dans ma vie
un jardin est passé.
Dans l’autre main
je tiens une pierre
L’air gracieux, arrogant.
Sans me douter qu’il y a là pour moi
l’annonce d’altérations,
et l’avant-goût de résistances.
On dirait qu’un jour dans ma vie
une ignorance est passée.
Je souris.
La courbe du sourire,
le creux de cette humeur,
semble un arc bien tendu,
fin prêt.
On dirait qu’un jour dans ma vie
une cible est passée.
Une aptitude à la victoire.
Le regard plongé
dans le péché originel:
il goûte au fruit défendu
de l’espoir.
On dirait qu’un jour dans ma vie
une foi est passée.
Mon ombre, simple jeu de soleil.
En uniforme d’hésitation.
Elle n’a pas encore eu le temps
d’être pour moi compagne ou délatrice.
On dirait qu’un jour dans ma vie
une suffisance est passée.
Toi, tu n’apparais pas.
Mais pour qu’il y ait dans le paysage un précipice,
pour que je sois au bord
tenant une fleur
et souriant,
c’est que tu ne vas pas tarder.
On dirait qu’un jour dans ma vie
la vie est passée.
JUNGLE
Matin et toutes choses au monde
posées
à la distance idéale du duel.
On a choisi les armes,
toujours les mêmes,
tes besoins, mes besoins.
Celui qui devait compter un, deux, trois, feu
était en retard,
en attendant qu'il vienne
assis sur le même bonjour
nous avons regardé la nature.
La campagne en pleine puberté,
la verdure se dévergondait.
Loin des villes Juin poussait des cris
de sauvagerie triomphante.
Il sautait s'accrochant
de branche d'arbre et de sensations
en branche d'arbre et de sensations,
Tarzan de court métrage
pourchassant des fauves invisibles
dans la petite jungle d'une histoire.
La forêt promettait des oiseaux
et des serpents.
Abondance venimeuse de contraires.
La lumière tombait catapulte
sur tout ce qui n'était pas lumière,
et la splendeur érotomane dans sa fureur
embrassait même ce qui n'était pas l'amour,
et jusqu'à ton air morose.
Dans la petite église personne
à part son nom pompeux, Libératrice.
Un Christ affairé comptait
avec une passion d'avare
ses richesses :
clous et épines.
Normal qu'il n'ait pas entendu
les coups de feu.
DESTINÉE COMMUNE
Mes chemins,
vos chemins,
et puis ça.
Lui,
moi,
et puis ça.
Les Mai nouveaux mariés,
l’habit approprié
et puis ça.
Le sentiment sans armes,
le couteau caché
et puis ça.
La soif qui chemine,
la bonne Samaritaine
et puis ça.
La longévité des rêves,
les espoirs industrieux
et puis ça.
Les serments sautant par-dessus le temps,
la mémoire feuillue
et puis ça.
Le soleil nécessaire,
la bonne humeur soudaine
et puis ça.
Les feuilles jaunies qui rivalisent
de sang-froid dans la chute,
la poésie qui les anime
et puis ça.
La sécheresse,
la pluie
et puis ça.
Votre angoisse,
mon angoisse,
et puis ça.
L’initiation des statues
à nos méthodes d’ennui à nous,
le sacrifice d’Iphigénies successives
pour un méchant souffle de vent.
et puis ça.
Les mots qu’on entraîne
à passer par le silence,
le silence qu’on entraîne
à passer par les mots
et puis çà.
L’avenir sévèrement gardé
qui sera pour finir
emporté par ça :
L’échec.
ODE À UNE LAMPE DE BUREAU
À la mémoire de mon oncle
Panayòtis Kalamariòtis
Vieille lampe de bureau,
œuvre d'un artisan d'Anatolie
plein d'invention, de prévoyance.
Un de mes oncles, un juge, la rapporta de Smyrne
et à sa lumière
se sont unis les lois et les actes des hommes.
Elle en sait long sur les circonstances atténuantes,
les moments de folie, la préméditation.
Tous ces coups dans la poitrine par jalousie,
ces vendettas pour un mur mitoyen,
pour une chèvre broutant chez le voisin.
Elle a connu un tas de bons antécédents,
est tombée amoureuse de coupables.
Pauvre cher oncle,
comment ça se passe avec le nouveau législateur
et ses lois —
la mort n'est pas une matière au programme.
Tu n'as pas plaidé pour ton existence.
Mais la vie fait partie
des causes perdues,
même pour les meilleurs juristes,
dont tu étais.
J'ai reçu la lampe en héritage.
Travaillée avec invention
et surtout prévoyance.
Sa lumière, quand elle vient se placer
comme un autre lecteur fatigué
du même livre que moi
ou comme arbitre entre la page blanche
victorieuse une fois de plus ce soir,
et, vaincu, ce que je voulais écrire,
jaillit d'entre des palmes touffues.
Bon stimulant pour la végétation.
Sous le palmier,
debout, penché, l'air doux, un vieillard.
L'artiste avait talent et expérience :
la lumière et les palmes seules
ne peuvent lutter face aux peurs et au temps.
la solitude craint seulement la personne à côté.
C'est donc bien qu'il soit là, ce vieillard.
Djellaba et turban font de lui un oriental
ainsi que son visage brun décharné.
Son bras tendu, on ne sait
s'il appelle à s'approcher,
s'il exige, ou explique, ou indique ou prédit.
Un artiste peut ramasser tout cela
dans un même geste,
de même que la vie ramasse tout en un passage.
C'est peut-être un muezzin
en train d'expliquer à son dieu
ce qui manque à ce monde.
C'est peut-être un mendiant.
Ou un veilleur de nuit, gardant
la tropicalité au-delà de la lampe.
Peut-être un rhéteur déchu qui fait dans le décoratif,
un ascète,
ou un marcheur qui dans le désert au-delà de la lampe
a trouvé une ombre imprévue.
Qui sait ? Un voyageur
qui a perdu son chemin
mais aussi le sens de son voyage.
Et maintenant, levant le bras, il me demande
quel est le chemin et ce que cela veut dire.
C'est à moi qu'il demande
quel est le chemin et ce que cela veut dire ?
Veilleur de nuit, mendiant,
voyageur ou rhéteur,
mahométan ou apatride,
peu m'importe.
Moi,
quand je vois passer les années,
quand je vois comment va le monde,
je fais de lui un Prophète.
C'est en Prophète que j'ai besoin de lui,
quand je vois se perdre les années,
quand je vois où en est le monde.
MON DERNIER CORPS
C'est à toi, Soudain, que je m'adresse.
À toi, Soudain nourri de rêve,
beau gosse, d'une bravoure folle,
enfant bâtard de causes inconnues,
qui préserves
du Rare la rareté,
montrant une granitique indifférence
pour la passion lascive, douloureuse,
que nourrit pour toi la Fréquence.
Étincelle du frottement têtu
d'une attente contre un renoncement,
que tu abreuves de carafes et de soifs
sans recours aux sources, aux fontaines.
Temps venu de Dieu,
petit corps
qui accumules ta force monstrueuse
en accumulant des lenteurs,
Messie en un seul mot,
séisme qui abats
nos Invariables antisismiques,
c'est à toi, Soudain, Intercession porteuse du monde,
que déchirée je m'adresse
pour que tu viennes délivrer
mon dernier corps ici-haut
délivrer
sa palpitation asservie
des mains du plus cruel
du plus sanguinaire
du plus paranoïaque des maîtres que j'ai eus
nommé debout-assis
debout-assis
debout-assis...
OBLIVION BEACH
Ce qu'elle en bave, dis donc, l'âme
quand au lieu de dormir elle songe
à des orthographes mafieuses:
l'Homme, par exemple,
pourquoi veut-il à tout prix
s'écrire avec deux m
comme deux poings serrés, pour quoi faire?
Regarde-moi ça, mon vieux, quelle hypocrisie,
à faire dresser les cheveux sur la tête:
tout ce que j'ai subi la nuit,
tout ce qui m'a torturée,
toutes les ténèbres menaçant
de m'emmener encore,
ces terreurs qui me bandaient les yeux
pour m'empêcher de voir où nous allions,
cet Homme aux deux poings serrés,
tout cela maintenant se déguise
en fillette aurore
avec son petit seau
et sa boîte de peintures.
Lentement rame le bruit de la mer,
et la mer lentement s'étend
dans sa laborieuse étendue,
son étendue bernée:
dépecée par la nuit,
il n'en reste pas plus que n'en veut l'ouïe
pas plus qu'une épaulette d'argent
quand apparaît la lune.
Montagnes renversées dans l'ombre encore
casques éparpillés qui surnagent.
Les cimes, vieilles lointainetés bossues,
vague déploiement d'électrocardiogramme,
arythmies de l'altitude et de la pierre.
Mer, montagne, ciel
masse épaisse imbécile.
L'horizon qui voudrait exister
ne saurait pas où poser le pied.
Une heure caïque
tirant ses filets remonte
une visibilité vivante frétillante:
le bleu saute sur les vagues
en col blanc,
sur la petite église du village le sel ruisselle,
coupoles écaillées de tuiles,
tirelires pleines de Dieu.
La cloche, haut-de-forme des sons.
Solide, le ding-dong.
Le rivage ourlet de travers,
cigales de pierre des galets
dans les broussailles des vagues,
tam-tam du clapotis
castagnettes aquatiques.
Cimetière galet carré
allongé dans la mer,
tam-tam d'inexistence,
oblivion beach,
cimetière allongé dans la mer,
profondeurs demi-sœurs,
ourlet de travers des limites,
rien à faire pour l'égaliser.
Croix plongeuses
et les morts se sont couchés
dans leurs maillots une-pièce en marbre,
et le soleil se souvient d'eux
à peu près.
Et le sable, débauché au cœur dur
n'en fait qu'à sa tête:
je sais, c'est lui qui t'a appris
à glisser comme lui
entre mes doigts,
dune de l'amour.
Ai-je bien fermé?
Tu ne voudrais pas que j'aie laissé ouverte
la petite porte de ta photo
et que se soit sauvé, envolé
le passage de ton visage?
La lumière klaxonne comme une folle
elle veut doubler.
Excellents, mes réflexes:
chaque fois qu'un bateau disparaît au fond
ma mémoire sécrète les choses profondément disparues.
Ah! la veuve instant, si souvent.
SYNDROME
En regardant le tableau de Picasso «Le rêve»
J'ai accroché ce tableau comme appât
pour ma compacte platitude
souhaitant que morde un étirement démolisseur,
j'y vois une mine
qui puisse faire sauter tout entière
ma compacte platitude.
Assise la fille dort.
Assis
on s'abrite mieux dans son corps,
on est plus prêt à devenir plus soi-même:
à rêver.
L'anatomie du transcendant
a permis au corps
des arbitraires de chair.
La fille dort
tandis que derrière sa robe défaite
se lève l'un des seins
pour nourrir la soustraction vorace.
La résistance du cou brisée,
la tête libérée se pose
telle une oreille souriante sur l'épaule
qui se moquant de la symétrie,
se relève bien plus haut que l'autre,
accumulant l'audace.
La fille écoute son existence:
déplacements clandestins furtifs,
une translation de l'Être
un peu plus par ici, plus par là,
les postures se réapprovisionnent en postures.
Le nez, ligne droite verte
dépassant sa fin avec indifférence,
se jette entre les yeux et le front,
se perd dans les cheveux
vaisseau sanguin de l'intime.
Une moitié de bouche à sa place
l'autre moitié plus haut,
sourire d'asymétrie;
comme un tabouret boiteux,
où poseront le pied pour descendre
de leurs voitures en mousseline,
passagers de mousseline,
les rêves de la fille.
Les bras du fauteuil
prennent subconscience: ils ploient, épousent
mollement la taille de la fille,
car même les fauteuils le savent,
tout rêveur est secoué
on a même vu des rêves
qui vous flanquent par terre.
Moi mon nez
se termine pile au bout.
Le sang n'atteint pas l'intime.
Et mes épaules
toutes les deux symétriquement tombantes.
Cela fait longtemps que je n'ai pas parlé de rêves
privée de temps
privée de rêves,
privation symétrique.
Mes épaules
toutes les deux symétriquement tombantes.
Endurer pareille privation
je me dis que c'est peut-être un rêve.
Peut-être un rêve
ces rêves dont je suis privée.
Un rêve peut-être même
si par lui je suis dénudée de mes rêves.
Peut-être un rêve,
une graine dans mon sommeil qui se balade
et question matrice, Dieu y pourvoira.
Je le bois lui qui n'est pas potable,
pour au moins rêver du mot
je ne demande pas la moindre Preuve
de ce que voilà un rêve que je suis privée de rêves.
Avant de parler toute Preuve
exige d'être payée en rêves.
Et des rêves pour payer
une Preuve de plus
j'en suis privée.
Ma mère Pression est morte jeune
et l'argile que je suis, l'argile que je suis
me pousse à me briser.
Ça va durer longtemps, dit-elle, ce sacrifice
de la mort pour que toi tu vives?
Et me voilà privée de rêves à modeler
dans une argile qui protège ma matière.
Et puis rêve qu'est-ce que ça veut dire?
De quoi donc suis-je privée?
C'est sans doute ce que l'argile
doit contenir
pour ne pas se briser,
c'est sans doute les passagers de mousseline,
dans leurs voitures en mousseline.
Rêve ça veut dire
aile de sommeil en cire
qui s'éprend du soleil et fond,
feuilles en équilibre admirable
qui paraissent posées sur les branches
alors qu'on voit bien
qu'il n'y a pas d'arbre,
c'est entendre chanter des oui par milliers
dans la gorge du non.
Rêve ça veut dire
qu'il n'y a ni frontières
ni gardes sévères et soupçonneux.
Qu'on entre aisément dans quelqu'un
sans halte-là ni qui vive.
Nul après-midi n'est venu
qui ne soit devenu soirée.
Mais rêve ça veut dire
que vient un après-midi
qui ne deviendra pas soirée,
que vient un rêve
qui ne deviendra pas quelqu'un,
que vient quelqu'un
qui ne deviendra pas rêve,
halte-là, qui vive.
Je me suis trop étalée dans ces définitions
et pleurer sans boussole est dangereux.
Garde au moins pour moi, mon Dieu,
tout ce qui est mort.
JE TE SALUE JAMAIS
Derniers Saluts ce soir
ceux que je t'envoie n'ont pas de fin
pas plus que mes salut salut à Pas question
que les transmette la divine diligence.
Tournant de l'œil s'effondrent les violettes
que le temps tiède a trop étreintes
c'est légitime il est resté
sans les voir depuis l'an dernier.
Salut assiduité des fleurs
assurant votre retour périodique
salut assiduité du sans retour
tu as suivi à la lettre les morts.
Salut étreinte des ténèbres
qui accueilles le légitime, elles sont restées
sans te voir dès avant ta naissance.
Salut refus d'ouverture de tes yeux
salut Inespéré promesse pleine de grâce
qu'à nouveau ton regard trouvera l'audace un jour
de s'ouvrir vers le mien terrifié.
Salut refus d'ouverture de tes yeux
— laissez-passer de la mémoire
pour que vienne les voir quand elle veut
l'aube d'une journée perdue.
Quant à toi monde
qui condescends à vivre
tant qu'a besoin de toi le hasard
dont les maux sont le fruit
de ta fertile résistance,
qui t'avilis à vivre
pour que te paie d'un bonsoir tout au plus
pendant sa traversée
une pleine lune ventriloque
que dire
salut à toi aussi.
DÉFENSE AÉRIENNE
Le calme absolu en moi
met toujours ses pantoufles à tout hasard.
Des désirs logent à l'étage en dessous.
Bien sûr ils déclarent être sourds.
Les illusions déclarent être aveugles
mais elles te flairent te voient
derrière leurs lunettes noires
elles te mettent
à nu pour les avoir crues.
Tu ne les as pas crues. Elles t'émeuvent aveuglément
jouant leur musique assises
à l'un de tes fructueux passages ombragés
elles t'émeuvent aveuglément grattant
leurs vieux succès car la crédulité jamais
ne cesse d'être à la mode.
Eh bien qu'ils gardent à tout hasard
leurs boules dans les oreilles
mes gestes prompts à s'émouvoir.
En tous cas préférez les morts.
Préférez les morts
s'il vous faut prendre une erreur en pitié.
Eux du moins ne sont pas de passage.
BULLETIN DE SABLE
Nouvelles intérieures:
Les bruits bien sages dans la maison.
Leur vertu fatiguée
a sommeil.
Le corps a enfilé son âme de nuit
et s'apprête à sombrer.
Les ombres ont bu leur tonique
et grandissent aux murs.
Quelques lueurs soudaines
au bout rouge de la cigarette
sont apaisées par la cendre psychiatre.
Tes lunettes sur le bureau assises en tailleur
bouddha plongé dans l'autocontemplation.
Une importante découverte
de la loupe : sous son regard
la poussière se déchaîne, grossit
comme du sable et l'on a vu déserte
une mer sablonneuse
courir sur tes affaires.
Nouvelles de l'étranger:
Nous avons eu aujourd'hui un temps
un peu meilleur que le temps perdu.
Mais moi que les petits progrès
épuisent je ne l'ai pas essayé.
On a encore fêté l'anniversaire hier
du dimanche, invivable tous les six jours.
On a trouvé un phare, on a perdu son sens
avec les brisants.
Ta démission est acceptée.
Dommage.
Tu avais tant à perdre encore ici.
APOLOGIE
J’aimerais tant savoir enfanter
de petits poèmes.
J’en suis privée par ma prolixité.
Délibérée tel un préservatif
pour éviter la conception douloureuse
et n’être pas déclencheur et auteur
d’une brièveté de plus.
Elle m’impose une longue marche vaine
pieds nus croyant allonger ainsi
la dose de volupté allouée à la vie.
Un petit poème.
Presque un bébé mais la répartie facile.
Son début, petit nez
un peu retroussé
les mots, yeux fixés sur la condensation
une grimace hermaphrodite aux lèvres
on ne sait s’il rêve ou s’il a faim
– l’imprécis, c’est inné, se crispe.
Ses petits poings à la fin
bien conformés – serrés.
Un petit poème.
Incertain encore il respire en couveuse
la salle de soins intensif est pleine
de petits et grands poèmes enfermés
dans leurs cocons de plastique translucide.
Petits ou grands toujours prématuré
de savoir s’ils vivront.
Un petit poème. Et si ce qu’à Dieu ne plaise
l’oxygène pour finir ne suffit pas
on se console – au moins se dit-on
il a coupé à la marche vaine
qu’ont dû s’appuyer les grands aux pieds nus
les donsquichottesques.
DESSEINS ANIMÉS
C'est sûr, dans la ronde sans fin
de l'offre et de la demande
tu as dû m'emprunter quelques sentiments.
C'est sûr, toutes ces années de tabagie, un jour,
tu as dû être à court de tabac.
Si maintenant tu pouvais en échange
pour deux-trois jours me prêter un amour.
On m'invite à une comédie circulaire
et l'invitation précise bien
tenue opaque — il ne faut pas
que transparaisse l'insupportable.
Je te le rendrai intact.
Même si je me soûle, si je me salis,
ne crains rien, l'éternel sur l'amour
ne laisse jamais de taches.
Ne serait-ce qu'un ou deux jours. Je veux y aller
dans de beaux habits d'emprunt
craie ostensiblement cassante
orgueilleusement pendue
au bras de l'éponge qui m'accompagne.
Ne serait-ce qu'un jour.
Non, pas celui-là, je n'en veux pas, non
pas l'amour charitable que reprend
ta main dès qu'elle tombe dans la mienne.
C'est l'autre que je veux, l'autre
la passion folle que tu éprouves pour quelqu'un
toi encore et tu le supplies
de te prêter son amour
ne serait-ce que deux-trois jours non pas celui-là,
non pas l'amour charitable que reprend
sa main dès qu'elle tombe dans la tienne,
mais l'autre que tu demandes l'autre
la passion folle qu'il éprouve
pour quelqu'un d'autre lui encore
et à son tour le supplie
de lui prêter un amour
ne serait-ce qu'un jour, non pas le charitable
et ainsi va sans gloire notre sauvagerie.
Ce qui prêteurs nous rehausse
est ce qui nous rabaisse devenus ses mendiants.
Toujours le décalage amoureux d'un autre
et nous toujours amoureux de lui.
Et les coïncidences meurent sans être aimées.
LES SOUFFRANCES DE LA PLUIE
En pleins raisonnements et déraisonnements
la pluie s’est mise à faire fondre minuit
avec toujours ce bruit de défaite
tu, tu, tu.
Bruit sourd, tout plein de solitude,
bruit normal d’une pluie normale.
Mais la déraison
m’a enseigné une autre écriture,
une autre lecture des sons.
Et toute la nuit j’écoute et lis la pluie,
t près d’un u, u près d’un t,
caractères de cristal entrechoqués
qui chuchotent leurs tu, tu, tu.
Toutes ces gouttes qui te tutoient,
toute la nuit
bruit toujours identique et ses malentendus,
bruit nocturne,
nécessité nocturne du tu,
pluie bégayante,
comme l’intention ratée
de raconter une longue histoire
tout ça pour ne dire que tu, tu, tu,
nostalgie monosyllabique
tension d’un mot unique,
un tu comme mémoire,
un autre comme critique,
fataliste,
tant de pluie pour une absence
tant d’insomnie pour un mot unique,
elle m’a soûlée cette nuit la pluie
avec sa partialité
tu, tu, tu, rien d’autre
comme si tout le reste ne comptait plus
et que tu sois partout.
Poèmes extraits de: Le peu du monde (1971); Mon dernier corps (1981) et Je te salue jamais (1988)
Traduction de Michel Volkovitch
KIKÍ DIMOULÁ, dite Kikí Dimoulá, née Radou à Athènes le 6 juin 1931 et morte le 22 février 2020 dans la même ville, est une poétesse et essayiste grecque. Elle est membre de l'Académie d'Athènes à partir de 2002. Elle a reçu le prix européen de littérature en 2009 pour l'ensemble de son œuvre. Elle est l’auteur d’une douzaine de recueils de poèmes et de deux essais. Poésie: Poèmes (1952); Ténèbres (1956); Par contumace (1958); Sur les traces (1963); Le peu du monde (1971); Mon dernier corps (1981); Je te salue Jamais (1988); L’adolescence de l’oubli (1994); Minute d’ensemble (1998); Bruit d’éloignements (2001); Verdure de serre (2005); Déplacés à côté (2007). Prose: Le mythe joueur (2004); Hors programme (2005).