Quelques poèmes
GRANDIR AVEC DES CHIMÈRES
I
Dans ces ruelles sinueuses
on dissimulait le désir
on enterrait le soleil blessé
et la poussière avait un goût de grêle
Autour d’un matin démoli
j’avais trouvé un criquet bleu
Je l’avais confié aux autres enfants mutilés
D’un lieu à l’autre
sur mes épaules
comme un vendeur de journaux analphabète
je trimbale désormais les saisons empaillées
et les rires des enfants édentés
II
Je suis un petit soldat sans patrie
à cheval sur l’horizon
Ma vie chavire en proie au vide
Partir de l’écorce de la langue
pour pleurer le pays lointain
disparu avec l’aube intense et muette
De la semence de l’avenir
il ne me reste dans les mains
que des cris
et le secret du fleuve triste
enseveli sous la rouille du temps
III
Tout le monde danse
et se moque de l’oiseau lapidé
Lorsque l’horizon devient méconnaissable
pour la tourterelle
le rythme entêtant de la perte
efface l’aridité de l’après-midi
et panse ma solitude
Ma parole trébuche sur le visage du fleuve
Frémissement du bédouin face à l’Euphrate
Et ses peuples déracinés
errent dans la tête d’un chien abandonné
qui s’affole en moi
Alors je pense à toi
tandis qu’un crépuscule me transperce le cœur
et que le soir rétrécit
CHEVAUX NÈGRES
J’ai laissé mon père garder les murs de la nation
du bas de sa tombe et de son obéissance
ainsi que le visage aérien de son dieu sans relief
Aujourd’hui
je malmène le large
Je fais l’élevage d’univers singuliers dans un bidonville
Je préserve le poème du chaos
et la mémoire de l’amertume
Les chevaux nègres de mon ailleurs
doivent être maintenus en vie
autant dans le mythe que dans le quotidien
Ils piaffent avec fascination
pour le claquement du cerf-volant
Hier encore
j’ai parcouru la morgue du crépuscule froid
de l’autre côté de la vallée
là où la brume gît dans l’ennui
Loin des regrets
j’ai laissé s’échapper la forêt avec son cri
J’ai peint l’avidité du silence
avec le vent et son récit
Tôt le matin
j’ai vu ma mère
seule dans une guerre contagieuse
elle grelottait avec la ville
Que faire si l’envie du retour s’évade de moi
et rebondit sur la page ?
J’ai égaré mon père à la frontière
avec ses entraves d’esclave
ai laissé ma mère ramasser les débris du temps
et les promesses mensongères de son dieu
Puis à la fin j’ai mis le feu à l’horizon.
RÉVEILLER LES FONTAINES
Pour Hemadi
La mort t’a rattrapée
et son appel déchire mon matin
Lourd héritage pour ma caravane fugitive
Tout est lisse aujourd’hui dans la lumière
Tout est commencement
et ma défaite
un mythe
un cri émergent
un éblouissement épouvanté
Je survis à l’improbable braise
cachée dans ton royaume de grêle
J’aurais tant aimé réveiller les fontaines
pour ta félicité
Il fallait bien, pour toi,
que la mort vienne discrètement
comme un visiteur anonyme
sur le bord cuivré des songes
Mais qu’est-ce qu’une fin stupide?
Celle qui n’essouffle
que des hommes aux lèvres écarlates?
Au pied de la falaise du jour
les serpents de l’Euphrate
se sont affalés comme des chiens
au seuil de ta chambre
et la beauté des dunes
est restée muette dans ton matin
TRÈS HAUT
Ce matin, encore, on a battu des hommes
Triste printemps
début d’une blessure sans nom
fable accablée par la grêle
Silences et cris pour les vivants
Cette aurore éclaire en moi
l’orphelin qui n’a pas eu le temps
d’inventer le destin de son père
Là-bas, tout se dissout
le vol de l’oiseau à minuit
les collines d’argent
et le vent dans les cheveux de la bien aimée
Un Dieu s’y prosterne en silence
Il est le scribe des âmes mortes
le gardien de l’abîme
et de la steppe asphyxiée
FORTERESSE DE LA DÉMESURE
Faire taire le vent de l’âge qui se faufile entre les saisons
près de cette demeure qui arrondit le cœur
Des écrits, du remords aux larmes amères
Confusion
et la vie passe
Alors que la nostalgie se mesure à l’aune du dehors
le regard trébuche toujours quelques pas devant
et des navires malmenés
se raccrochent aux décombres de l’existence
Alors peu importe le temps qu’il fera
quand je t’atteindrai
J’ai suivi le monde aveugle de l’homme désemparé
et son ombre incandescente
Ma vision négocie avec les cordes des pendus
les filets des pêcheurs disparus
et l’avenir des exilés au seuil du néant
Là où l’œil bouscule les limites
l’exode de l’autre est empiètement
Puis le vent bande les mouchoirs de l’adieu
pour des mères endeuillées
et les saisons mortes par noyade
Un jour lorsque les fissures atteindront mon esprit
bondée de veines et d’échos
de peaux tannées pour faire résonner les râles qui engorgent la blessure
je détesterai l’impasse
et le désir cru
Je dessinerai une obscurité de peur que la beauté se perde
À la lueur de l’étincelle dans le cachot
J’écrirai pour le passeur abandonné par son double
et j’entendrai à travers lui
des voix indistinctes
Je déteste la misère ainsi que les fêtes des fidèles
Des mensonges et des cris du mur
surgit sans relâche la fusion
jusqu’à se tenir la douleur dans la bouche
dans l’attente du scandale
ON M’APPELLE L’ÉTRANGER
On m’appelle l’étranger
Celui qui s’assoupit dans les arènes du soir
N’entendez-vous pas siffler l’esprit des ruelles en moi ?
Un pied dans le déluge
l’autre sous la grêle
un réveil après l’autre
alors que les sauterelles de l’enfance
dévorent l’immensité humide
les victimes s’accumulent
sous un ciel profané par la sécheresse
On m’appelle l’étranger
je tamise les morts et les pleureuses à gages
les bruissements de la steppe perlée
ainsi que l’ailleurs
qui se fane dans la mémoire
On m’appelle l’étranger
il y a une lacune dans mon histoire et dans cet argile
malgré ma semence plantée dans l’écorce du monde
J’invoque la nudité du miroir
les mains ouvertes comme celles d’un refugié heureux
en quête d’un monde blême
Et j’étreins le cœur de la fleur nocturne
quand la pensée se prolonge
jusqu’au durcissement de l’encre
Une rivière volatile
De l’orge mûre au vent
je distille des tourbillons en vrac
et le mirage creuse dans mes artères
On m’appelle l’étranger
le marchand d’étoiles
pour une mère restée dans la guerre
De loin, de l’ennui, d’une blessure interminable
Je l’aperçois
dans un souffle chaud
Elle tranche avec ce chemin aveugle
dans la palmeraie de ma mémoire
Je suis le poème glissant
sur l’herbe haute argentée de juillet
qui répond aux sonnailles d’un monastère sourd
Avec mon océan des métaphores
je suis le poisson arlequin dans cet instant d’éternité.
SALAH AL HAMDANI, poète, écrivain et homme de théâtre français d’origine irakienne, est né en 1951 à Bagdad. Il commence à écrire des poèmes en prison politique en Irak vers l’âge de 20 ans. Opposant à la dictature de Saddam Hussein et nourri de l’œuvre d’Albert Camus dans les cafés de Bagdad, il choisit la France comme terre d’exil en 1975. Il n’a cessé ensuite de se positionner contre la dictature, les guerres, l’occupation anglo-américaine de l’Irak et le terrorisme. C’est à Paris qu’il est devenu auteur de nombreux ouvrages (roman, poésies, nouvelles et récits) dont plusieurs sont traduits de l’arabe avec Isabelle Lagny. Acteur et metteur en scène, il a joué dans plusieurs films au cinéma ainsi qu’au théâtre, notamment le rôle d’Enkidou dans Gilgamesh, Théâtre National de Chaillot, mise en scène de Victor Garcia en 1979. Poésie: Gorges bédouines (1979); Les Hauts Matins (1981); Mémoire d’eau (1983); Traces (1985); Au-dessus de la table, un ciel (1988); Le Doute (1992); Mémoire de braise (1993); L’Arrogance des jours (1997); Ce qu’il reste de lumière (1999); J’ai vu (2000); Bagdad à ciel ouvert (2006); Bagdad mon amour (2008); Le Balayeur du désert (2010); Saisons d’argile, (2011); Rebâtir les jours (2013); Bagdad mon amour suivi de Bagdad à ciel ouvert (2014); Je te rêve (2015); Contrejour amoureux (2016); La sève et les mots (2018); Le veilleur (2019); L’arrogance des jours (2020); Ce qu'il reste de lumière suivi de Au large de Douleur (2020).