Alain Mabanckou




LES ARBRES AUSSI VERSENT DES LARMES



I


je sais à présent
que dans la forêt dense
de la solitude
l’homme retrouve sa nature
primitive
l’usage du feu
le dialogue avec les arbres
et les plantes
la prédiction du temps
et des saisons
à l’aide des brindilles
de la feuille qui tombe

j’ai oublié le langage
des hommes
depuis que je traque les empreintes
d’un territoire migrant

que m’importe maintenant
l’usage de la parole
les mots évidés décharnus
qui ne valent le pépiement
des passereaux
la reptation d’une vipère
dans l’herbe jaunie des champs
ou l’envol maladroit d’une effraie

mais où s’arrête le champ de l’absence
sinon à l’oreille de l’inquiétude
et de l’isolement

il faudra remonter la source
porter la patience au-delà des limites
qu’impose le renoncement
dites-moi quel nom donner
aux auspices aux oracles
l’épuisement est peut-être une force
qui tergiverse sur les ailes de la foi

le passé me précède
au fur et à mesure que tombent
le fruits aoûtés des années
je ne sais quel jour nous sommes
aujourd’hui

je ne sais à quand remonte hier
de quoi sera fait demain
où sonder l’abysse du futur

je marche depuis toujours

la marche a rompu
les membres de mon obstination
sur ce sol aride qui sommeille
avec des failles profondes
de dessication

mes ongles sont éraflés
la distance se creuse
de plus en plus
à l’horizon

peut-être faudra-t-il atteindre ces dunes
pour qu’apparaissent enfin
les premières habitations
d’un village
où je demanderai l’hospitalité
en attendant de reprendre
la route




j’ai survécu jusqu’alors
en me nourrissant
de figues et de mangues
vertes des steppes

l’ombre retourne à l’ombre
la nuit va déployer son voile
sur les champs
et les réserves sauvages

il me faudra gagner
une clairière
ramasser des branchages
allumer un feu



je redoute de pénétrer
dans cette caverne

le passage d’un groupe d’hommes
se lit sur la pierre
et les cippes

outils en fer abandonnés
chaudrons renversés

ces hommes travaillaient
le bronze
ils ont dû longer la steppe
pour élever un village
à proximité d’une rivière




j’entends le susurrement
d’une source dans les environs
j’espère tenir
jusqu’au prochain kapokier

le dos se courbe
la terre et le ciel semblent
s’enlacer à perte de vue
le hallier s’éloigne
avec le point d’eau




c’est un village déserté
où se côtoient
les ossements des rapaces
et de bétail

les us et coutumes
des autochtones sont gravés
sur les écorces des okoumés
avec de la terre rouge
jaune blanche
et de charbons de bois




amoncellement de briques
en argile
boîtes de conserve vides
rouillées par les eaux de pluie
morceaux de raphias
peaux de fauves tannées
touffes de fétuques asséchées

les fouilles du site
par le vent
confirment l’exode




les vagues déferlantes du temps
ont drainé des couches paresseuses
de sédiments stratifiés
dans la région

seule la pluie bêche la terre
exhume les arcs
les flèches
et les épieux de ces chasseurs nomades
âmes errantes
réincarnées en cervidés



les statuettes
les faïences et les métaux
disent plus long sur les croyances
et les habitudes

ces hommes vénéraient la caste
des potiers
ceux-là qui façonnaient leurs dieux
avec de l’argile
et la caste des forgerons
pour l’or des dignitaires
et l’armure des guerriers




ils vivaient de la cueillette
et de la chasse
s’habillaient de peaux de civette
portaient des colliers
en écailles de pangolins

bien plus tard
ils découvrirent les vertus
de la dent d’hippopotame
et de la graisse de boa




ils durent héberger
d’autres civilisations
celles des explorateurs
et des conquêtes

il reste de cette hybridation
un chemin de fer impraticable
des têtes de locomotives
et des engins concasseurs fossilisés
devant les carrières de potasse
et de houille




il resta aussi
ces bâtiments aux toits
ravagés par les tempêtes
ces gares où se bousculent
des voyageurs fantômes
habillés en blanc
les tunnels sombres
refuges des chauve-souris
et les combinaisons de cheminots
dans un entrepôt




j’avance peu à peu
vers ces pylônes qui identifient
la contrée
au-delà du songe

la pierre est humide
elle couve la mémoire
à travers les rides encaissées
de son front




là où l’homme est passé
l’empreinte d’éternise

et puis
il y a ces dalles dérangées
dans leur somnolence
et ces manches de bêches
morcelés

la porte du rêve
n’a ni portes ni fenêtres
dit Roberto Juarroz

c’est ici le terroir
il va falloir planter un mât
en bambou
pour ceux qui suivront mes traces


II


Inventer des espaces interminables
des fleuves turbulents
des espaces qui violent
les nombres et les dates
afin d’ensemencer la fixité
du territoire



avec le temps
les racines s’implantent
dans la terre ferme de l’éloignement
le vent efface les pas
sur le sable de la réminiscence



maintenant les heures mûrissent
sur l’arbre du retour
pendant que l’assoupissement
convoite les paupières
accablées par la poussière
des regrets



qui dira aux vents
à la tornade de septembre
la tristesse des palétuviers
la nudité des hévéas
l’exode des mésanges
le repli de la source des montagnes
dans les profondeurs de la rocaille

la nature lèche ses plaies
à l’insu du soleil
ses douleurs sont impénétrables
et muettes



chaque pierre ici
même précieuse
est une ruine sur laquelle se mire
le passé



assise sur une termitière
le long de la route
une femme ployée par l’âge
pose une main sur la joue
le visage baissé
elle préserve l’énigme du chemin
qui mène vers le territoire

ici plusieurs ont failli
et ont dû revenir sur leurs pas



tant de jours
de nuits
à survoler les rivages
des distances
les îlots
de la mémoire
à s’enliser dans la bourbe
de l’attente
pour cette terre

tant de jours
de nuits
pour ce visage tranquille
d’une aube détournée
par les pérégrinations
du soleil



il est dit
dans le village d’où je viens
de ne point se retourner
pour regarder la silhouette
qui ne précède plus la marche

je me dirige depuis
vers les repères
de la conciliation
avec les fragments
de ce pays-là



à l’instant de l’épuisement
ce sont les fleuves
et les torrents
qui irriguent les terres
du recueillement
pour étancher la soif
des distances

plusieurs fois
le sommeil m’a imposé le bivouac
sur les rives de l’effondrement

la faim a planté
un arbre dans mon ventre
afin que ses racines
me rattachent sur les terres
de l’errance



je ne sais sur quelle mappemonde
lire tes frontières
je n’ai plus l’habitude
des intervalles
et des repères

mes songes ont perdu
leur centre de gravité



la patrie est une herbe
qui prospère
sur les terres vagabondes
la pluie des larmes l’enracine
dans l’humus
l’exil est son engrais

aujourd’hui
lointaines sont tes essences
tes plaines
tes rivières

j’entends pourtant
l’appel du ressac
de l’Océan qui te borde
et l’envol des pétrels
qui regagnent le large



j’ai suivi l’Equateur
jusqu’au bout
de l’Infini
là où la Terre somnole
avant de reprendre
sa rotation

j’ai survolé les latitudes
jusqu’à la halte
en ce lieu d’hivernage
où souvent je me repose
sur l’épine des souvenirs
pour ne pas me détourner
de ton horizon



je reconnais cette terre
immergée dans la mer des songes
je l’ai goûtée dans le champ
de l’enfance

en ce temps-là
la Loukoula régurgitait de l’argile
sur ses rives
les génies conversaient
dans les buissons
pour l’abondance du poisson
du gibier
et la réglementation
des saisons



je reconnais cette terre
enclavée dans la brousse
du dépaysement
je l’ai goûtée au faîte
de l’adolescence
au temps des jachères
et des brûlis
pour les semailles
à venir



c’est à cette période
que l’herbe des jours nouveaux
pousse
sur la terre végétale
retournée par les tornades

la pierre verdit
de mousses et d’algues
les troupeaux empruntent
les drailles
en file indienne
la Loukoula se ramifie
sous les feuillages
des bambous



terre qui retient
sylve avec des arbres
déracinés par la violence obstinée
de l’absence

j’entends le refrain
de la Nouvelle romance
dans l’Arrière-pays mental
Les Ecailles du ciel s’éclipsent
il est temps
de sceller le Pacte du sang

je voudrais traverser
les Normes du Temps
aller vers la Pays sans ombre
brûler du Feu des origines
et retrouver mon Songe
d’une photo d’enfance



les jours se plient
à la loi implacable
de la pesanteur
ils résistent un moment
à l’attraction
mais se laissent peu à peu
ronger dans leur inertie
par des annélides



cet oiseau perdu
dans le ciel
vient de là-bas

ses ailes sont alourdies
par la transhumance
son chant rappelle le labeur
les mains  nues
qui labouraient la terre
pour la course de la graine
contre le déclin du jour



il est encore dit
dans le village d’où je viens
que l’oiseau qui survole
haut le ciel
est à la quête de la cime
de son premier envol



dites-moi
vers quel territoire
je progresse en ce jour

falaises et cratères
dominent la région
le relief est accidenté
avec des pics qui hébergent
des aires



on ne naît pas migrateur

l’apatride est un cormoran
surpris par le coucher
du soleil
au-delà des côtes



l’horizon appelle
l’horizon
aucun espace n’immobilise
le songe
chaque instant de repos
fermente déjà le déplacement

il est des endroits où l’herbe
et la pierre se concertent
défigurent le relief
mais l’endurance du nomade
l’emporte

l’immensité demeure un affront 



ALAIN MABANCKOU est un écrivain et enseignant franco-congolais, né le 24 février 1966 à Pointe-Noire (République du Congo). Il remporte en 2006 le prix Renaudot pour son roman Mémoires de porc-épic. Finaliste en 2015 du Man Booker International Prize et du Premio Strega Europeo, il a notamment été récompensé en 2012 par l'Académie française (Grand Prix de littérature Henri-Gal) et en 2013 par la Principauté de Monaco (prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de l'œuvre). Poésie: Au jour le jour (1993); La Légende de l'errance (1995); L'Usure des lendemains (1995); Les arbres aussi versent des larmes, suivi de Versets (1997); Quand le coq annoncera l'aube d'un autre jour (1999); Tant que les arbres s'enracineront dans la terre, Œuvre poétique complète (2004); Congo, Montréal, Mémoire d'encrier (2016)

Alain Mabanckou Alain Mabanckou Reviewed by La Rédaction on vendredi, mai 01, 2020 Rating: 5

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