Badr Châker al-Sayyâb



Poèmes choisis




FENÊTRE DE WAFIQA 


1

Fenêtre de Wafiqa, au sein du village
Enivrée, donne sur le patio.
Ses planches sont entrouvertes
(Wafiqa attend la marche de Jésus au Golgotha)
- Icare frôle le soleil
de ses plumes de vautour.
L’horizon le saisit
et le jette dans les ténèbres du tombeau.
Fenêtre de Wafiqa, ô arbre
qui respire dans le crépuscule éveillé…
Le regard attend chez toi
Et observe la fleur du pommier.
Bouayeb  est une ode
Et le vent répète
les mélodies de la pluie sur les palmes.



Wafiqa attend en regret.
Du fond du tombeau elle attend :
Quand il passera, la  rivière lui parlera
Lors d’une journée de fête.
Il brille comme une cloche;
il siffle comme les grains de l’âme.
le vent répète 
les mélodies des gouttes de pluie...
le soleil s’amasse dans les palmes...
Est-ce une fenêtre qui rigole dans le scintillement?,
ou une porte qui s’ouvre dans la muraille?
Des îles de parfums fuiront-elles
Une âme impatiente au nom de la lumière? 
Oh rocher de l’Ascension du cœur! 
Oh Tyre de l’union et de l’amour!
Oh sentier qui monte vers Dieu!
Sans toi les brises ne rient pas pour le village...
Dans le vent, traîne un arôme 
Venant du cercle de la rivière qui nous chuchote et nous enrichit...
(Oh déesse marchant dans les vagues)
Les vents lui rappellent les îles oubliées:
« nous avons vieilli. Oh vent, délivre-nous!»)

Le monde ouvre sa fenêtre.
Par cette fenêtre bleue
Il devient solitaire en changeant
Ses épines en fleurs qui doucement se parfumeront.

Une autre fenêtre comme toi se trouve au Liban...
Une autre fenêtre comme toi en Inde...
Au Japon, une fille rêve
Comme Wafiqa qui, dans son tombeau, rêve 
d’ éclats verts et de tonnerre.
Fenêtre de Wafiqa, au sein du village
Enivrée, donne sur le patio.
Elle brûle ses planches. 
(Wafiqa attend la marche de Jésus au Golgotha)

2

Apparais, car ta fenêtre bleue
Est un ciel affamé.
Je l’apercevais à travers les larmes
Comme si un bateau m’agitait.
Si ton visage doré,
Sorti de sa coquille, est comme Ishtar
Qui marche avec un pagne d’écume,
comme une verdure sillonnant  sur les deux côtes.
Et dans le port fermé:
Les mers font leurs prières.
Je suis comme un oiseau marin, étranger, 
Qui traversa la mer au coucher au soleil,
Et qui tournoie autour de ta fenêtre bleue
Voulant trouver en elle le refuge
De la nuit qui atterrit sur elle...
Tu n’as pas ouvert.
S’il y a juste entre nous une porte
Je serai jeté chez toi
Et regarderai tes yeux.
C’est la mort et le monde inférieur!
C’est l’impossible abasourdi!
J’imagine tes yeux comme deux creux 
Se donnant narquois au monde. 
Sur la rive de la mort, ils sont deux portails
Qui font signe au Venant:

Ta fenêtre bleue qui
S’enfonce dans l’obscurité,
Apparaît comme une corde tirant la vie
vers la mort pour qu’elle ne meure pas.
Tes lèvres sont pour moi les plus délicieuses des lèvres.
Ta maison la plus chère parmi toutes les maisons.
Et ton passé le plus joli de ma présence:
C’est l’impossible abasourdi,
C’est le parfait bien fini,  qui ne veut pas
Que l’on désire le parfait. 
De lui, il y a dans mon esprit, une ombre étendue
Et de lui, il y a dans ma présence un avenir.



Est-ce que l’oiseau de lilas est venu vers toi
Pour que tu voles à l’aube avec lui?
Est-ce le sommeil du matin pur qui a jeté
Sur ta voix plaignante son voile?
Tu as ouvert tes yeux au crépuscule
Sur une piste verte
Où le reflet du rayonnement est le guide
Vers la dune et la maison de marbre.
Là-bas, le soir de fine verdure est,
De la mûre, ombre et ruisseau.
À la porte, le beau prince a tendu
Ses bras en accueillant la Venante:
«Depuis l’hiver dure mon attente...
Pourquoi une telle circonspection et pourquoi l’interception?»
Tant s’en faut que tu reviennes de ce voyage,
Est-il possible qu’une morte rentre d’un voyage?
        
Jaykour 24–4-1961


Traduit par Shaker LAIBI




RETOUR À JAYKOUR 


Sur le coursier du rêve
Je suis parti à travers les collines,
Fuyant la ville, ses tournoyantes poussières
Son souk plein de marchands,
Son aube basse,
Sa nuit sifflante et ses passants,
Sa lumière sans couleur,
Son dieu lavé avec le vin,
Sa honte cachée dans des fleurs,
Sa mort glissant sur le fleuve,
Marchant sur ses flots endormis.

Ah, si l’eau se réveillait
Et si la Vierge venait y boire,
Si le soleil blessé du couchant
Venait se rafraîchir, ou s’il se levait,
Si les branches du crépuscule fleurissaient.
Si les maisons de luxure fermaient leurs portes!

Sur le coursier du rêve,
Sous le soleil du levant vert,
Dans l’été généreux et riche de Jaykour,
J’ai marché sur une route longue et sans fin,
J’ai marché entre la rosée, les fleurs et l’eau,
Cherchant à l’horizon une étoile,
Une naissance de l’Esprit sous le ciel,
Une source pour éteindre le feu de la soif,
Un gîte pour le voyageur las.

 Jaykour, Jaykour, où est l’eau, où est le pain?
La nuit tombe, et les guides se sont endormis,
Et la caravane veille, tourmentée par la faim et la soif,
Et le vent hurle, et l’horizon n’est qu’écho
Désert d’on on ne voit pas la route au bout,
Ciel d’une nuit aveugle,
Jaykour ouvre-nous une porte pour entrer
Ou envoie-nous une étoile pour nous éclairer.

Agonie et non mort,
Parole et non voix,
Douleurs de l’enfantement et non naissance,
Qui crucifiera le poète à Bagdad?
Qui achètera ses deux mains ou ses deux prunelles?
Qui transformera sa couronne en épines?

Jaykour, O Jaykour,
Les fils de la lumière
Ont tendu le filet du matin,
Fais avec mes blessures
Un festin aux oiseaux et aux fourmis,
Voici mon pain, vous qui avez faim,
Voici mes larmes, Vous les malheureux,
Voici ma prière, Vous les dévots:
Que le volcan rejette sa lave,
Que l’Euphrate envoie son déluge
Pour que les ténèbres voient le jour,
Et que nous connaissions la miséricorde.

Jaykour, O Jaykour,
Les fils de la lumière
Ont étendu le filet du matin,
Avec mes blessures
Fais un festin aux oiseaux et aux fourmis.

 Ce cheval est plus fort que les murailles,
«Le plus fort des coursiers du rêve»,
Le fer est devenu mou,
Et le cortège a été vaincu.
Jaykour, ton passé est revenu. 

Voici le chant du coq: le sommeil a fui
Et je suis revenu de mon grand voyage:
Le soleil, père des épis verts
Est comme un pain, derrière les maisons,
Mais sur les trottoirs
Il est plus précieux que l’or.
Et l’amour: « Entends-tu
Ces cris violents?
Mais que nous importe?
Abd al –Latif sait que nous… de quoi as-tu peur?»
Et mon âme s’envola, et le train siffla,
Et des larmes perlèrent à mes yeux,
Et un nuage me porta, et il partit.

O soleil de mes jours, n’y aurait-il plus de retour?
Jaykour, dors dans la nuit des années.



Traduit de l’arabe par Simon Jargy



BADR SHAKIR AL-SAYYAB est un poète arabe. Né dans un village du sud de l'Irak, Sayyab entre à l'École normale supérieure de Bagdad en 1944. À la fin de ses études, en 1948, il devient enseignant. Il milite également au sein du Parti communiste irakien de 1945 à 1953. Transporté d'hôpital en hôpital, à moitié paralysé, entre Rome et Londres, il finit par mourir seul dans un hôpital de Koweïtt, en 1964, loin de son village et des siens. Al Sayyab est un poète avant-gardiste. Il est la référence incontestée de la poésie irakienne, et l'un des géants de la poésie arabe moderne. Œuvres publiées de son vivant: ’Azhâr dhâbila (Fleurs fanées) 1947; ’Azhâr wa 'asâtîr (Fleurs et légendes) 1948; ’Asâtîr (Légendes) 1950; Fajr al salâm (L'aube de la paix) 1951; Haffâr al qubûr (Le Fossoyeur) 1952; ’Asliha wa ’atfâl (Armes et enfants) 1954; ’Al maoumis al ’myâ’ (La Prostituée aveugle) 1954; ’Unshoudat al matar (Le Chant de la pluie) 1960; al ma'bad al gharîq ('Le Temple englouti) 1962; Manzil al ’aqnân (La Maison des esclaves) 1963; Shanâshil ibnat al Shalabi (Le Balcon de la fille du seigneur) 1963. Posthumes: Iqbâl 1965; Qithata al rîh (La Guitre du vent) 1971; 'Asîr (Orages) 1972; Hadâyâ (Les cadeaux) 1974.

Badr Châker al-Sayyâb Badr Châker al-Sayyâb Reviewed by La Rédaction on vendredi, juillet 10, 2009 Rating: 5
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