Miguel Ángel Morelli

© Carlos Jose Nava

Humains Presque Humains




la mort de mon père.
je ne sais pas, mais je sens que je le pleurerai plus tard
je suis si loin de moi même,
que je n'ai même pas assez de force pour la détresse,
et si bas, que je ne peux pas m'élever à la hauteur
d'un souvenir ou d'un remords
emil cioran

1

le poème qui te nomme doit être humain | presque humain
le mot qui évoque ton souvenir | le silence qui l'entoure

la pensée qui indague le vide doit être humain
Jusqu'à ce que l'heure de la rencontre arrive

feu contre feu | seul le temps découd les blessures
et nous met face à face avec les morts


2

aujourd'hui n'est pas comme d'autres pluies
aujourd'hui il pleut pour la première fois
sur le marbre de sa tombe
hugo mujica

il pleut sur le monde | sur toutes les choses du monde
et pendant que je regarde les goutes qui se balancent sur le toit
ils tremblent | et finalement
s'anéantissent contre les carreaux du patio
je me demande
comment faire pour survivre à la tempête |
de quelle façon échapper à la tristesse
à cette envie énorme de s'enfuir vers en bas
pour être eau parmi l'eau | et pluie parmi la pluie


à marta c.
3

quand mon père est mort | j'étais loin
si loin que ma poitrine garde encore
les traces de cette absence

par contre, quand ma mère est morte, j'étais à ses côtés
lui tenant les mains |
lui promettant des après-midis qui ne viendront jamais

néanmoins | est-ce-que cet ombre était mon ombre?
Est-ce-que ces mains étaient les miennes?

si chaque souvenir n'est qu'une réparation de la mémoire
il se peut que durant ce matin de septembre
j'étais là | à côté de mon père | encore

4

comment était ta voix? | comment sonnait mon nom
quand tu m'appelais à tes côtés durant la sieste?

le temps m'a seulement laissé ton silence |
les fragments dispersés d'un autre ciel impénétrable

oublier c'était comme apprendre à vivre noyé dans le sang

5


tu apparais soudainement | comme une ombre
pareil comme une ombre | j'apparais soudainement

il y a dans tes yeux une lumière qui sidère
et dans les miens les signes d'un enfant qui souffre

néanmoins | nous sommes égaux maintenant
les signes de la mort ont foré l'oublie
et dans la mémoire nos années s'unissent

si une porte s'ouvrirait à cet instant
on ne trouverait que deux fantômes qui conversent


6


mourir, mais loin.
pas ici,
où mourir est déjà une trahison
roberto juarroz

celui qui a pu être mais ne l'a pas été | qui fut le néant
et qui retourne du néant, d'après-midi en après-midi, pour incendier la maison

feu qui brûle le feu | quand le passé se jette à l'assaut
il place une larme de cendre dans nos yeux

il est inutile de noyer cette larme: demain, il n'y aura point de soleil
et le sang de l'absent clamera pour la justice

7

ce ne sont pas des oiseaux
sinon leur souvenir
que l'après-midi dessine
dans l'air

à beatriz p.

8

que reste-t-il du monde quand nous fermons les yeux?

presque rien | seulement le reflet
ou peut être le reflet de cet autre reflet
qui allume l'absence des choses
lorsqu'il s'éteint

9

en fin de compte | j'exige peu ou rien pour moi même:
un peu plus de lumière pour le jour
pour pouvoir attendre quand tu n'es pas encore arrivé |
et un peu plus de noirceur pour la nuit
pour pouvoir continuer à rêver quand j'ai déjà compris
que tu ne viendras point aujourd'hui | ou jamais

10

c'est tard la nuit et je rêve de toi |
c'est tard la nuit et tu rêves de moi

ton rêve éclairci et nos armées sont déjà prêtes
dans le mien, je suis un homme fatigué qui exècre la guerre

lorsque nous nous réveillerons, tu sentiras la joie de m'avoir battu
et d'une certaine façon, je serais content d'être mort

11


prend de ma bouche
la seule chose qui est pure:
le silence
marta cwielong

il sait que dieu n'existe point
et c'est seulement pour cela qu'il le craint

pour cela et par ce que le vent entasse
toutes les nuits | au pied de sa fenêtre
quelques échardes de tristesse
que l'enfance éparpille
quand elle éclate

12



un éclair,
se dilate dans la nuit,
s'allumant en s'éteignant
hugo mujica

on tremble |
on passe par le monde
et on tremble

les nuits laissent
des orphelinats
que les jours sont incapables de tiédir
avec ta présence

quand tout ce qui est dehors est | délaissement
on se résigne à avancer à tâtons
sur des sentiers hostiles

alors
on se perd
entre les ombres

et on tremble

à liliana g.

13

je ferme les yeux et je vois la nuit
et dans la nuit un sentier |
et le long du sentier ta silhouette
qui apparait lentement au fond de mes yeux

néanmoins, demain, quand le temps et l'oublie
sapent la persistance fragile de ton souvenir
ces mêmes yeux croiront t'avoir vu
arrivant | avec un sourire

lequel de ces deux fantômes étais-tu ?

comme un dieu qui imite un dieu | la raison de la mémoire
consiste à fermer le passé
pour assurer que ce qui était ne soit plus | et qu'il n'a jamais été

14

je sais que j'ai rêvé et que nous étions ensemble dans le rêve
mais je peux à peine me souvenir
de ces fragments que l'aube insiste à me laisser

puisque je n'ai que des mots |
qu'entendras-tu quand je te raconte?

les contours d'un rêve que je ne peux pas déchiffrer?
l'écho d'un rêve que tu ne peux pas comprendre?

15

quand nous nous rencontrâmes encore
on ne s'est pas reconnu |
mais en se donnant la main nous reconnurent les blessures

nous sourîmes alors | maintenant, nous étions les deux
le fouet qui déchire | la lance dans le flanc
les clous et le marteau | une couronne d'épines


à luisa b. y jorge p.

16

ce qui ne peut se nommer n'a nul besoin des mots de ce monde
par ce que l'éternité est à peine un instant du présent
qui ignore sans douleur le passé et l'avenir

ce que la raison nous empêche de comprendre
parce que notre raison n'est qu'un fragment

ce qui nous appelle en silence | et ce qui nous rêve en vigile
et qui se dissipe dans l'air quand le matin arrive.

17


Là ou tes paroles étaient la loi
j'érigerai demain des cathédrales de silence

et avec les mêmes clous que tu construisis la maison
je construirai la croix que tu porteras dans ton angoisse

après, les cieux s'ouvriront |
et ceux qui puissent parler te renierons trois fois

à ce moment| il n'y aura aucun précepte que la parole du fils
ni douleur plus grande que d'avoir les yeux ouverts


à facundo m.
18

les étoiles étaient si hautes
que mon père nous mettait une cruche d'eau
pour pouvoir les rassembler dans nos mains

depuis ce temps je n'ai pas regardé le ciel |
et nuit après nuit j'attends la pluie
pour chercher son reflet parmi les pierres

19

air dans l'air | avec quels mots vais-je envelopper ton absence?
avec quels silences vais-je abriter ton souvenir
si tu n'es plus que l'air dans l'air | et le vide dans le vide?

une fois | quand l'avenir était encore possible
nous croyions qu'un poème pouvait être écrit
avec le sang tiède des morts

mais | avec quels mots vais-je te couvrir maintenant?
avec quels mots humains
pourrais-je recouvrir d'un linceul cette peine
si tu n'es que l'air dans l'air | le vide dans le vide
tristesse vidé de sang qu'une nuit
est venu me laisser seul pour toujours?

20

la main du peintre trace deux lignes jaunes
de gauche à droite
et après | d'en haut en bas
il invente des cercles avec un gris de tempête

la main du peintre trace alors d'autres lignes
et d'autres cercles
et continue ainsi | de gauche à droite
d'en bas vers en haut

devant le tableau je ne vois pas l'ordre des traces
je n'imagine non plus la main à l'œuvre:
je ne vois que le tableau | ce donc je veux voir du tableau
ce que le monde et le peintre m'ont enseigné
| à voir du tableau

cependant | avec quelles traces, avec quels gestes secrets dans l'air
d'en bas en haut | de droite à gauche
ont été tracé les choses de ce monde
la main du peintre | mon coup d'œil au tableau | ces cieux de tempête


à manuel o. y claudio m.
21

la bouche saigne | blasphème et saigne
dit et maudit | et éclate en mil morceaux

maudite soit la bouche qui annonce l'arrivée
de celui qui est comme un loup assoiffé entre les agneaux

ma bouche saigne | blasphème et saigne.

22

je t'ai entendu dire | heureux les pauvres d'esprit
le royaume des cieux leur appartient
mais le vent m'apporte le parfum amer
de ton cadavre qui pourrit à l'intempérie

je t'ai entendu dire | que celui qui n'a jamais péché
jette la première pierre |
mais c'est ton sang qui teint mon sang
et les cendres qui me noient sont tes propres cendres

dorénavant | chaque larme est fausse
chaque évangile est apocryphe

à silvia y abelardo

23

silence | il n'y a que la rumeur de nos pas dans la pierre
et le battement d'ailes d'un oiseau dans le ciel

soudainement | une jolie mélodie graffigne le ciel
quelqu'un fredonne une chanson venue d'autres terres

en s'approchant | l'homme pose sa pèle de coté
et se croise | avec respect

24

ici, il n'y a plus de lumière | ici, le vent laisse des parfums
qui ne sont pas de ce monde |
des pestilences qui annulent la raison et la déchirent

ombre qui dévore les ombres |
l'après midi est maintenant un vide d'encens

avec quels troncs d'égoïsme vais-je allumer demain
le feu qui m'arrachera de l'âme tellement de froid?
comment pourrai-je réchauffer la maison | père |
si je sais que je t'ai laissé seul pour toujours?

25


j'écris pour éteindre les feus de bois qui dessine chaque absence |
contre les signes que le destin abandonne quand il éclate

j'écris pour corriger les erreurs d'un dieu imbécile

j'écris contre moi même | contre cette soif d'absolu
contre certaines certitudes que je n'ose pas nommer

26


si chaque mot forme parti du passé |
si tout ce qui est dit est inventaire de la mort
ca ne serra qu'avec le silence que nous habitons la maison

après | humains, presque humains | nous tenterons le poème






Version française de John A. Morrow
Poèmes choisis par Luis Alberto Vittor




MIGUEL ÁNGEL MORELLI, poète, écrivain et journaliste argentine. Né le 16 Mai 1955 à Coronel Suárez, province de Buenos Aires, Argentine. Il a publié les suivants livres de poésie: Piedra blanca sobre piedra negra (1980); Los signos de fuego (1989); Fragmentos de un cielo impenetrable (2000); Humanos casi humanos (2008).
Miguel Ángel Morelli Miguel Ángel Morelli Reviewed by La Rédaction on dimanche, août 30, 2009 Rating: 5
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