Poèmes
LES VAUTOURS
En ce temps-là
A coups de gueule de civilisation
A coups d’eau bénite sur les fronts domestiqués
Les vautours construisaient à l’ombre de leurs serres
Le sanglant monument de l’ère tutélaire
En ce temps-là
Les rires agonisaient dans l’enfer métallique des routes
Et le rythme monotone des Pater-Noster
Couvrait les hurlements des plantations à profit
O le souvenir acide des baisers arrachés
Les promesses mutilées au choc des mitrailleuses
Hommes étranges qui n’étiez pas des hommes
Vous saviez tous les livres vous ne saviez pas l’amour
Et les mains qui fécondent le ventre de la terre
Les racines de nos mains profondes comme la révolte
Malgré vos chants d’orgueil au milieu des charniers
Les villages désolés l’Afrique écartelée
L’espoir vivant en nous comme une citadelle
Et des mines du Souaziland à la sueur lourde
des usines d’Europe
Le printemps prendra chair sous nos pas de clarté.
CELUI QUI A TOUT PERDU
Le soleil brillait dans ma case
Et mes femmes étaient belles et souples
Comme les palmiers sous la brise des soirs.
Mes enfants glissaient sur le grand fleuve
Aux profondeurs de mort
Et mes pirogues luttaient avec les crocodiles
La lune, maternelle, accompagnait nos danses
Le rythme frénétique et lourd du tam-tam,
Tam-tam de la joie, tam-tam de l'insouciance
Au milieu des feux de liberté.
Puis un jour, le Silence...
Les rayons du soleil semblèrent s'éteindre
Dans ma case vide de sens.
Mes femmes écrasèrent leurs bouches rougies
Sur les lèvres minces et dures des conquérants aux yeux d'acier
Et mes enfants quittèrent leur nudité paisible
Pour l'uniforme de fer et de sang.
Votre voix s'est éteinte aussi
Les fers de l'esclavage ont déchiré mon coeur
Tams-tams de mes nuits, tam-tams de mes pères.
DÉFI À LA FORCE
Toi qui plies, toi qui pleures
Toi qui meurs un jour sans savoir pourquoi
Toi qui luttes, qui veilles sur le repos de l’autre
Toi qui ne regardes plus avec le rire dans les yeux
Toi mon frère au visage de peur et d’angoisse
Relève toi et crie: Non.
AFRIQUE
À ma mère
Afrique des fiers guerriers dans les savanes ancestrales
Afrique que chante ma grand-mère
Au bord de son fleuve lointain
Je ne t'ai jamais connue
Mais mon regard est plein de ton sang
Ton beau sang noir à travers les champs répandu
Le sang de ta sueur
La sueur de ton travail
Le travail de l'esclavage
L'esclavage de tes enfants
Afrique dis-moi Afrique
Est-ce donc toi ce dos qui se courbe
Et se couche sous le poids de l'humilité
Ce dos tremblant à zébrures rouges
Qui dit oui au fouet sur les routes de midi
Alors gravement une voix me répondit
Fils impétueux cet arbre robuste et jeune
Cet arbre là-bas
Splendidement seul au milieu des fleurs
Blanches et fanées
C'est l'Afrique ton Afrique qui repousse
Qui repousse patiemment obstinément
Et dont les fruits ont peu à peu
L'amère saveur de la liberté.
LE MONDE
Charmant vieillard assis au soleil,
Tu regardes passer les gens
Comme dans ton cœur tu vois passer les ans.
Cher grand-père qui ne demande qu'à mourir,
Est-ce la méchanceté de ce monde qui te pousse ?
Tu ne comprendras jamais pourquoi ici-bas
La seule préoccupation des hommes est de s'entretuer.
Est-ce tellement leur faute ?
Depuis qu'Adam et Ève furent chassés du paradis,
Nous subissons toutes les conséquences de cet acte.
Mais toi, grand-père, as-tu vraiment le droit de te plaindre ?
Tu as vu le soleil se lever à l'horizon,
Tu as vu la fleur s'épanouir à la lumière,
Tu as vu le crépuscule bercer tes illusions,
Maintenant pour toi tombe la nuit.
Quant à moi je me réveille seulement à la vie,
Et la lumière et le crépuscule me font croire
À la bonté encore possible dans ce monde.
Montpellier, le 16 janvier 1956
LE TEMPS DU MARTYR
Le Blanc a tué mon père
Mon père était fier
Le Blanc a violé ma mère
Ma mère était belle
Le Blanc a courbé mon frère sous le soleil de route
Mon frère était fort
Le Blanc a tourné vers moi
Ses mains rouges de sang Noir
Et de sa voix de maître
«Hé boy, un berger, une serviette, de l’eau!
UN BLANC M'A DIT...
Tu n'es qu'un nègre!
Un nègre!
Un sale nègre!
Ton coeur est une éponge qui boit
Qui boit avec frénésie le liquide empoisonné du vice
Et ta couleur emprisonne ton sang
Dans l'éternité de l'esclavage.
Le fer rouge de la justice t'a marqué
Marqué dans ta chair de luxure.
Ta route a les contours sinueux de l'humiliation
Et ton avenir, monstre damné, c'est ton présent de honte.
Donne-moi ce dos qui ruisselle
Et ruisselle de la sueur fétide de tes fautes.
Donne-moi tes mains calleuses et lourdes
Ces mains de rechat sans espoir.
Le travail n'attend pas!
Et que tombe ma pitié
Devant l'horreur de ton spectacle.
LES HEURES
Il y a les heures pour rêver
dans l'apaisement des nuits au creux du silence
Il y a des heures pour douter
et le lourd voile des mots se déchire en sanglots
Il y a des heures pour souffrir
le long des chemins de guerre dans le regard des mères
Il y a des heures pour aimer
dans les cases de lumière où chante la chair unique
Il y a ce gui colore les jours à venir
comme le soleil colore la chair des plantes
Et dans le délire des heures
dans l 'impatience des heures
le germe toujours plus fécond
des heures d'où naîtra l'équilibre.
NÈGRE CLOCHARD
[…] O mon vieux nègre moissonneur de terres inconnues
terres odorantes où chacun pouvait vivre
qu'ont-il fait de l'aurore qui s'ouvrait sur ton front
de tes pierres lumineuses et de ton sabre d'or
photo
te voici nu dans ta prison fangeuse
volcan éteint offert aux rires des autres
à la richesse des autres
à la faim hideuse des autres
Ils t'appelaient Blanchette c'était si pittoresque
et ils secouaient leurs grandes gueules à principes
heureux du joli mot pas méchants pour un sou
Mais moi moi qu'ai-je fait dans ton matin de vent et de larmes
dans ce matin noyé d'écume
où pourrissaient les couronnes sacrées
qu'ai-je fait sinon supporter assis sur mes nuages
les agonies nocturnes
les blessures immuables
les guenilles pétrifiées dans les camps d'épouvante
Le sable était de sang
et je voyais le jour pareil aux autres jours
et je chantais Yéba [1]
Yéba à pleine folie les zoos en délire
O plantes enterrées ô semences perdues
Pardonne nègre mon guide
pardonne on coeur étroit
les victoires retardées l 'armure abandonnée
Patience le Carnaval est mort
j'aiguise l'ouragan sur les sillons futurs
pour toi nous referons Ghâna[2] et Tombouctou [3]
et les guitares peuplées de galons frénétiques
à grands coups de pilons sonores
de pilons
éclatant
de case en case
dans l'azur pressenti.
Notes:
[1] Yéba: onomatopée exprimant la joie
[2] Ghâna: Ancien puissant empire d'Afrique noire.
[3] Tombouctou: cité d'Afrique noire, carrefour des échanges commerciaux dont celui de l'or avant la "découverte" du Nouveau Monde
LE RENÉGAT
Mon frère aux dents qui brillent sous le compliment hypocrite
Mon frère aux lunettes d’or
Sur tes yeux rendus bleus par la parole du Maître
Mon pauvre frère au smoking à revers de soie
Piaillant[1] et susurrant[2] et plastronnant[3] dans les salons de la condescendance[4]
Tu nous fais pitié
Le soleil de ton pays n’est plus qu’une ombre
Sur ton front serein de civilisé
Et la case de ta grand-mère
Fait rougir un visage blanchi par les années d’humiliation et de Mea Culpa[5]
Mais lorsque repu de mots sonores et vides
Comme la caisse qui surmonte tes épaules
Tu fouleras la terre amère et rouge d’Afrique
Ces mots angoissés rythmeront alors ta marche inquiète:
Je me sens seul si seul ici!
Notes:
[1] Poussant de petits cris
[2] Murmurant
[3] Se redressant pour se montrer sous son meilleur jour
[4] Attitude polie, teintée de mépris
[5] Mots latins qui signifient «par ma faute». Lors du rituel de la confession catholique, aveu d’une faute
DAVID MANDESSI DIOP, est un poète Sénégalais de la révolution africaine. David Diop est né le 9 juillet 1927 à Bordeaux. Sa mère est camerounaise et son père sénégalais. Il vit entre la France, le Sénégal et le Cameroun. À l'âge de 8 ans, son père décède et David est élevé aux côtés de ses 5 frères et sœurs par sa mère Maria Diop. D’une santé fragile, il passe une partie de son enfance dans les hôpitaux en France où il vit pendant la période d’occupation et de guerre. Pendant ses périodes de convalescence, il se passionne très tôt pour la littérature, et ne tarde pas à écrire pour exprimer ce qu’il ressent. Au cours de ses études, il a pour professeur un certain Leopold Sedar Senghor. Sa licence obtenue, David Diop repart pour le Sénégal où il enseigne (lycée Maurice Delafosse). Ses premiers poèmes sont publiés aux éditions «Présence Africaine» en 1956, dans un recueil intitulé «Les coups de pilon». Militant anticolonialiste radical, il répond comme beaucoup d’autres intellectuels africains de l’époque à l’appel lancé par Sékou Touré suite à la rupture avec de Gaulle et se rend en Guinée pour enseigner au collège de Kindia. Dans l’accident disparaissent aussi des manuscrits qu’il avait emporté avec lui. Ses premiers poèmes sont publiés en 1956 dans un recueil intitulé Les Coups de pilon, auxquels seront ajoutés huit autres poèmes retrouvés après sa mort. Il meurt au large des côtes du Sénégal dans un accident d'avion en 1960.