Keblout et Neimma
et autres poèmes
Keblout et Neimma
Nedjma chaque automne reparue Non sans m'avoir arraché Mes larmes et mon Khandjar Nedjma chaque automne disparue.
Et moi, pâle et terrassé.
De la douce ennemie
À jamais séparé;
Les silences de mes pères poètes
Et de ma mère folle
Les sévères regards;
Les pleurs de mes aïeules amazones
Ont enfoui dans ma poitrine
Un cœur de paysan sans terre
Ou de fauve mal abattu.
Bergères taciturnes À vos chevilles désormais je veille Avec les doux serpents de Sfahli: mon chant est parvenu !Bergères taciturnes, Dites qui vous a attristées Dites qui vous a poursuivies Qui me sépare de Nedjma?
Dites
Qui livra Alger aux bellâtres
Qui exposa le front des cireurs
Aux gangsters efféminés de Chicago
Qui transforma en femmes de ménage
Les descendantes de la Kahéna?
Et vous natifs d'Alger dont le sang
Craint toujours de se mêler au nôtre
Vous qui n'avez de l'Europe que la honte
De ses oppresseurs
Vous hordes petites bourgeoises
Vous courtisanes racistes
Gouverneurs affairistes
Et vous démagogues en prières
Sous le buste de Rila Hayworth
Qui ne retenez d'Omar Bradley
Que le prénom — et le subtil
Parfum du dollar —
Ne croyez pas avoir étouffé la Casbah Ne croyez pas bâtir sur nos dépouilles votre Nouveau Monde
Nous étions deux à sangloter
Sous la pluie d'automne
Je ne pouvais fuir
Tu ne pouvais me suivre
Et quand je parvins aux côtes de France
Je te crus enfin oubliée
Je me dis elle ne remue plus
C'est qu'elle m'a senti
Vagabond
Ennemi
Sauvage et de prunelle andalouse
Ne sachant quel époux fuir
Et quel amant égarer
De langue et de silence
Sœur de quelque vipère
Tombée dans mon sommeil
Et mon dard à sa gorge
M'emplit d'ivresse au sortir de la prison
J'apportais l'ardeur des Sétifiens
Et de Guelma m'attendait
La fille solitaire de Kebiout
Je me croyais sans sœur ni vengeance Nedjma ton baiser fit le tour de mon sar Comme une balle au front éveille le guerrier Mon premier amour fut ma première chevauchée (Nedjma nous eûmes le même ancêtre)
Kebiout défiguré franchit sans se retourner
Le jardin des vierges et l'une lui jeta au front
Un coquelicot
Kebiout traversa la mer Rouge
Et fuma le narguilé du Soudan
Kebiout revint à lui; il s'agita dans sa poitrine
Une lame brisée entre le cœur et la garde;
Avec le mal du pays
Il leva les yeux vers une colombe:
«Je ne suis pas natif de ces contrées
Comme toi colombe, je voudrais revenir
A la main qui m'a lâché!»
Kebiout marchait les yeux fermés
Il sentit les bourreaux en riant s'éloigner
«Où est ma potence, que je jette
Un dernier regard sur l'avenir?
— Les colombes blessées sont insaisissables ».
Kebiout suivit un mendiant rêveur
Ils s'endormirent la main dans la main
Rue de la Lyre
Et l'aveugle lui montra le chemin
À Moscou Kebiout s'éveilla Nedjma vivait Sur un tracteur De kolkhozienne
Kebiout se perdit dans un parc
Et comme un Coréen
Reprit sa route dans les ruines
J'emporte dans ma course Un astre: Nedjma m'attend Aimez si vous en avez
Le courage!
Voyez la lune au baiser glacé
Nedjma voyage
Sur ce coursier céleste
Et Kebiout ronge son frein
Rejoindra-t-il Nedjma ou l'astre?
Le paysan attend Kebiout s'étend sur une tombe Non pour mourir mais pour aiguiser Son couteau
LA ROSE DE BLIDA
En souvenir de celle qui me donna le jour
La rose noire de l’hôpital
Où Frantz Fanon reçut son étoile
En plein front
Pour lui et pour ma mère
La rose noire de l’hôpital
La rose qui descendit de son rosier
Et prit la fuite
A nos yeux s’enlaidissant par principe
Roulée dans le refus de ses couleurs
Elle était le mouchoir piquant de l’ancêtre
Nous accueillait tombés de haut
Comme des poux en manœuvre
Plus son parfum de plèbe en fleur nous fit violence
Par son mélange dépaysés
Plus elle nous menaça
Du fond de sa transhumance meurtrie
Cueillie ou respirée
Elle vidait sur nous
Son cœur de rose noire inhabitée
Et nous étions cloués à son orgueil candide
Tandis qu’elle s’envolait pétale par pétale
Neige flétrie ou volcanique
Cendre modeste accumulant l’outrage
Exposée de soi-même à toutes les rechutes
Dilapidée aux quatre vents
Venait-elle dans cette chambre?
Elle venait.
Amante disputée
Musicienne consolatrice
Coiffée au terme de son sillage
Du casque intimidant de la déesse guerrière
Elle fut la femme voilée de la terrasse
L’inconnue de la clinique
La libertine ramenée du Nadhor
La fausse barmaid au milieu des pieds-Noirs
L’introuvable amnésique de l’île des Lotophages
Et la mauresque mise aux enchères
A coups de feu
En un rapide et turbulent
Et diabolique palabre algéro-corse
Et la fleur de poussière dans l’ombre du fandouk
Enfin la femme sauvage sacrifiant son fils unique
Et le regardant jouer du couteau
Sauvage ?
Oui
Sa noirceur native avait réapparu
Visage dur lisse et coupant
Nous n’étions plus assez virils pour elle
Sombre muette poussiéreuse
La lèvre blême et la paupière enflée
L’œil à peine entrouvert et le regard perdu
Sous l’épaisse flamme fauve rejetée sur son dos
Le pantalon trop large et roulé aux chevilles
Et le colt sous le sein
Avec la paperasse et la galette brûlée
Rarement, avec un soupir, elle retrouvait le collier d’ambre qu’elle mordait plutôt ou triturait, pensive, et brandissant le luth fêlé de son ultime admirateur, Visage de Prison, qui prononçait son nom de cellule en cellule, sans parler de Mourad et sans parler du bagne, sans parler de l’aveugle, un nommé Mustapha, que poursuivait son ombre en une autre prison, lui qui avait pourtant franchi les portes, mais il ne savait pas qu’il était libéré.
Nous n’étions plus alors que sa portée
Remise en place à coups de dents
Avec une hargne distraite et quasi maternelle
Elle savait bien
Elle
A chaque apparition du croissant
Ce que c’est de porter en secret une blessure
Elle savait bien
Elle
En ses seins pleins de remous
Ce qu’était notre fringale
Pouvait-elle
Sillon déjà tracé
Ne pas pleurer à fleur de peau
La saison des semailles ?
Même à sa déchirure de rocaille
Pouvait-elle ignorer comment se perdent les torrents
Chassés des sources de l’enfance
Prisonniers de leur surabondante origine
Sans amours ni travaux ?
Fontaine de sang, de lait, de larmes, elle savait d’instinct, elle, comment ils retomberaient, venus à la brutale
conscience, sans parachute, éclatés comme des bombes, brûlés l’un contre l’autre, refroidis dans la cendre du bûcher natal, sans flamme ni chaleur, expatriés.
TOI, MA BELLE, EN QUI DORT UN PARFUM SACRILÈGE
Tu vas me dire enfin le secret de tes rires.
Je sais ce que la nuit t'a prêté de noirceur,
Mais je ne t'ai pas vu le regard des étoiles.
Ouvre ta bouche où chante un monstre nouveau-né
Et parle-moi du jour où mon cœur s'est tué!…
Tu vas me ricaner
Ta soif de me connaître
Avant de tordre un pleur
En l'obscur de tes cils!
Et puis tu vas marcher
Vers la forêt des mythes
Parmi les fleurs expire une odeur de verveine:
Je devine un relent de plantes en malaises.
Et puis quoi que me dise ma Muse en tournée,
Je n'attendrai jamais l'avis des moissonneurs.
Lorsque ton pied muet, à force de réserve,
Se posera sur l'onde où boit le méhari,
Tu te relèveras de tes rêves sans suite
Moi, j'aurai le temps de boire à ta santé.
BONJOUR
Bonjour ma vie
Et vous mes désespoirs.
Me revoici aux fossés
Où naquit ma misère!
Toi mon vieux guignon,
Je te rapporte un peu de cœur
Bonjour, bonjour à tous
Bonjour mes vieux copains;
Je vous reviens avec ma gueule
De paladin solitaire,
Et je sais que ce soir
Monteront des chants infernaux...
Voici le coin de boue
Où dormait mon front fier,
Aux hurlements des vents,
Par les cris de Décembre;
Voici ma vie à moi,
Rassemblée en poussière…
Bonjour, toutes mes choses,
J'ai suivi l'oiseau des tropiques
Aux randonnées sublimes
Et me voici sanglant
Avec des meurtrissures
Dans mon cœur en rictus!...
Bonjour mes horizons lourds,
Mes vieilles vaches de chimères:
Ainsi fleurit l'espoir
Et mon jardin pourri!
- Ridicule tortue,
J'ai ouvert le bec
Pour tomber sur des ronces
Bonjour mes poèmes sans raison…
C'EST VIVRE
C’est vivre
Fanon, Amrouche et Feraoun
Trois voix brisées qui nous surprennent
Plus proches que jamais
Fanon, Amrouche, Feraoun
Trois source vives qui n’ont pas vu
La lumière du jour
Et qui faisaient entendre
Le murmure angoissé
Des luttes souterraines
Fanon, Amrouche, Feraoun
Eux qui avaient appris
A lire dans les ténèbres
Et qui les yeux fermés
N’ont pas cessé d’écrire
Portant à bout de bras
Leurs oeuvres et leurs racines
Mourir ainsi c’est vivre
Guerre et cancer du sang
Lente ou violente chacun sa mort
Et c’est toujours la même
Pour ceux qui ont appris
A lire dans les ténèbres,
Et qui les yeux fermés
N’ont pas cessé d’écrire
Mourir ainsi c’est vivre.
POUSSIÈRES DE JUILLET
Le sang
Reprend racine
Oui
Nous avions tout oublié
Mais notre terre
En enfance tombée
Sa vieille ardeur se rallume
Et même fusillés
Les hommes s’arrachent la terre
Et même fusillés
Ils tirent la terre à eux
Comme une couverture
Et bientôt les vivants n’auront plus où dormir
Et sous la couverture
Aux grands trous étoilés
Il y a tant de morts
Tenant les arbres par la racine
Le cœur entre les dents
Il y a tant de morts
Crachant la terre par la poitrine
Pour si peu de poussière
Qui nous monte à la gorge
Avec ce vent de feu
N’ enterrez pas l’ancêtre
Tant de fois abattu
Laissez-le renouer la trame de son massacre
Pareille au javelot tremblant
Qui le transperce
Nous ramenons à notre gorge
La longue escorte des assassins.
NEDJMA OU LE POÈME OU LE COUTEAU!
Nous avions préparé deux verres de sang Nedjma ouvrait ses yeux parmi les arbres
Un luth faisait mousser les plaines et les transformait en jardins
Noirs comme du sang qui aurait absorbé le soleil
J'avais Nedjma sous le cœur frais humais des bancs de chair précieuse
Nedjma depuis que nous rêvons bien des astres nous ont Suivis...
Je t'avais prévue immortelle ainsi que l'air et l'inconnu
Et voilà que tu meurs et que je me perds et que tu ne peux me demander de pleurer ...
Où sont Nedjma les nuits sèches nous les portions sur notre dos pour abriter d'autres sommeils!
La fontaine où les saints galvanisaient les « bendirs »
La mosquée pour penser la blanche lisse comme un chiffon de Soie
La mer sifflée sur les visages grâce à des lunes suspendues dans l'eau telles des boules de peau de givre
C'était ce poème d'Arabie Nedjma qu'il fallait conserver!
Nedjma je t'ai appris un diwan tout-puissant mais ma voix s'éboule je suis dans une musique déserte j'ai beau jeter ton cœur il me revient décomposé
Pourtant nous avions nom dans l'épopée nous avons parcouru le pays de complainte nous avons suivi les pleureuses quand elles riaient derrière le Nil...
Maintenant Alger nous sépare une sirène nous a rendu sourds un treuil sournois déracine ta beauté
Peut-être Nedjma que le charme est passé mais ton eau gicle sous mes yeux déférents!
Et les mosquées croulaient sous les lances du soleil
Comme si Constantine avait surgi du feu par de plus subtils incendies
Nedjma mangeait des fruits malsains à l'ombre des broussailles
Un poète désolait la ville suivi par un chien sournois
Je suivis les murailles pour oublier les mosquées Nedjma fit un sourire trempa les fruits dans sa poitrine
Le poète nous jetait des cailloux devant le chien et la noble ville ...
Et les émirs firent des présents au peuple c'était la fin du Ramadhan
Les matins s'élevaient du plus chaud des collines une pluie odorante ouvrait le ventre des cactus
Nedjma tenait mon coursier par la bride greffait des cristaux sur le sable
Je dis Nedjma le sable est plein de nos empreintes gorgées d'or!
Les nomades nous guettent leurs cris crèvent nos mots ainsi que des bulles
Nous ne verrons plus les palmiers poussés vers la grêle tendre des étoiles
Nedjma les chameliers sont loin et la dernière étape est au Nord!
Nedjma tira sur la bride je sellai un dromadaire musclé comme un ancêtre.
Lorsque je perdis l'Andalouse je ne pus rien dire j'agonisais sous son souffle il me fallut le temps de la nommer
Les palmiers pleuraient sur ma tête j'aurais pu oublier l'enfant pour le feuillage
Mais Nedjma dormait restait immortelle et je croyais toucher ses seins déconcertants
C'était à Bône au temps léger des jujubes Nedjma m'avait ouvert d'immenses palmeraies
Nedjma dormait comme un navire l'amour saigliait sous son cœur immobile
Nedjma ouvre tes yeux fameux le temps passe je mourrai dans sept et sept ans ne sois pas inhumaine!
Fouillez les plus profonds bassins c'est là qu'elle coule quand ses yeux ferment les nuits comme des trappes
Coupez mes rêves tels des serpents ou bien portez-moi dans le sommeil de Nedjma je ne puis supporter
cette solitude!
VOUS, LES PAUVRES,
Dites-moi
Si la vie
N'est pas une !
Ah! Dire que
Vous êtes les indispensables!...
Ouvriers, gens modestes
Pourquoi les gros
Vous étouffent-ils en leur graisse
Malsaine de profiteurs?
Ouvriers,
Les premiers à la tâche,
Les premiers au combat,
Les premiers au sacrifice,
Et les premiers dans la détresse...
Ouvriers,
Mes frères au front songeur,
Je voudrais tant
Mettre un juste laurier,
A vos gloires posthumes
De sacrifiés.
- La grosse machine humaine
A beuglé sur leurs têtes,
Et vente à leurs oreilles
Le soupir gémissant des perclus!...
Au foyer ingrat
D’une infernale société,
Vous rentrez exténués,
Sans un réconfort
Pour vos cœurs de « bétail pensif»...
Et vos bras,
Vos bras sains et lourds de sueur,
Vos bras portent le calvaire
De vos existences de renoncement!
ET CE SERAIT DE VIVRE À TES GENOUX.
Parmi les éclats
De tes jeunes rires,
L'on entend siffler
L'oiseau des savanes,
Avec le murmure ailé du zéphyr
Et le chant plaintif des peuples d'amour...
Toi, mignonne aux yeux
Plus noirs que mon âme,
Fais ma place dans ta couche douillette,
Je te chanterai des refrains de feu!...
Au cœur de la rose on meurt de parfums,
Ma lèvre frissonne au vent des baisers...
Plus rouge que sang
Fais couler ta lèvre!
Femme obscure et dont l'œil égale la rancune,
Prends-moi, voici l'instant des mêlées furieuses.
Que se parent de sang nos chairs voluptueuses!
Regarde! Me voici plus pâle que la lune,
Agenouillé devant l'image de ton charme...
J'attends. Et mon cœur passe d'alarme en alarme.
C'est l'instant de mon malheur,
L'heure
Où Décembre, en sa pâleur,
Pleure.
Mais, quoique toute clameur
Se meure,
En moi ton rire charmeur
Demeure...
LES FOURMIS ROUGES
Fallait pas partir.
Si j'étais resté au collège, ils ne m'auraient pas arrêté.
Je serais encore étudiant, pas manoeuvre, et je ne serais pas enfermé une seconde fois, pour un coup de tête.
Fallait rester au collège, comme disait le chef de district.
Fallait rester au collège, au poste.
Fallait écouter le chef de district.
Mais les Européens s'étaient groupés.
Ils avaient déplacé les lits.
Ils se montraient les armes de leurs papas.
Y avait plus ni principal ni pions.
L'odeur des cuisines n'arrivait plus.
Le cuisinier et l'économe s'étaient enfuis.
Ils avaient peur de nous, de nous, de nous !
Les manifestants s'étaient volatilisés.
le suis passé à l'étude. J'ai pris les tracts.
J'ai caché la Vie d'Abdelkader .
J'ai ressenti la force des idées.
J'ai trouvé l'Algérie irascible. Sa respiration...
La respiration de l'Algérie suffisait.
Suffisait à chasser les mouches.
Puis l'Algérie elle même est devenue...
Devenue traîtreusement une mouche.
Mais les fourmis, les fourmis rouges,
Les fourmis rouges venaient à la rescousse.
Je suis parti avec les tracts.
Je les enterrés dans la rivière.
J'ai tracé sur le sable un plan...
Un plan de manifestation future.
Qu'on me donne cette rivière, et je me battrai.
je me battrai avec du sable et de l'eau.
De l'eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai.
J'étais décidé. Je voyais donc loin. Très loin.
Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte.
Je l'appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe.
Il me fit signe qu'il était en guerre.
En guerre avec son estomac, Tout le monde sait...
Tout le monde sait qu'un paysan n'a pas d'esprit.
Un paysan n'est qu'un estomac. Une catapulte.
Moi j'étais étudiant. J'étais une puce.
Un puce sentimentale... Les fleurs des peupliers...
Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse.
Moi j'étais en guerre. je divertissais le paysan.
Je voulais qu'il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant
mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière.
POUR NOVEMBRE...
Il est des jeunes bras
Qui sont morts
Tendus vers une mère…
Oh! Les poitrines fortes,
Les poitrines sanglantes
De ceux qui ont battu le fer,
Pour être vaincus par l’argent!...
Et ces morts qui ont battu pour d’autres…
Et ceux qui sont partis en chantant
Pour dormir dans la boue anonyme de l’oubli.
Et ceux qui meurent toujours
Dans la gaucherie des godillots
Et des habits trop grands
Pour des enfants!
Aux soirs tristes
De mortes minutes,
Il est un gars qui tombe
Et sa mère qui meurt pour lui,
De toute la force de son vieux cœur...
Il est des voitures qui geignent
Et aussi des petits héros qui crient
Leur désespoir de pourrir? L’aurore...
Mais les morts les plus? plaindre,
Ceux que mon cœur veut consoler,
Ce sont les pauvres d’un pays de soleil,
Ce sont les champions d’une cause étrangère,
Ceux qui sont morts pour les autres,
ET POUR RIEN!
JE TE L'AI DÉJÀ DIT
Mon unique folie:
Je rêve tout éveillé
de ce paradis perdu
D'une damnation de Milton
- Mais qui prouve la mort
Des trépassés?
Pour moi, je suis mort
D'une mort terrible:
Mon âme faisait des vers
Quand d'autres vers
Me rongèrent jusqu'aux os.
Mon char était suivi
De tous mes ennemis,
Et le prêtre, pour une fois
Intelligent,
Sifflotait une de mes
Rengaines préférées...
Mon père jouait à la belote
Et cracha son mégot
Quand mon cercueil passa.
Seule ma mère
Démolissait une poitrine
Qui avait sa fierté...
Et puis ma petite soeur
N'avait plus personne
Pour lui montrer ses problèmes.
Mon chat regrettait mes os,
Qu'il trouvait appétissants...
Le Coran seul
M'accompagna jusqu'au cimetière.
SOLILOQUES [extraits]
Il est, un plaisir plus doux qu'un poème,
Et ce serait de vivre à tes genoux.
Parmi les éclats
De tes jeunes rires,
L'on entend siffler
L'oiseau des savanes,
Avec le murmure ailé du zéphyr
Et le chant plaintif des peuples d'amour...
Toi, mignonne aux yeux
Plus noirs que mon âme,
Fais ma place dans ta couche douillette,
Je te chanterai des refrains de feu!...
Au cœur de la rose on meurt de parfums,
Ma lèvre frissonne au vent des baisers...
Plus rouge que sang
Fais couler ta lèvre!
Femme obscure et dont l'œil égale la rancune,
Prends-moi, voici l'instant des mêlées furieuses.
Que se parent de sang nos chairs voluptueuses!
Regarde! Me voici plus pâle que la lune,
Agenouillé devant l'image de ton charme...
J'attends. Et mon cœur passe d'alarme en alarme.
C'est l'instant de mon malheur,
L'heure
Où Décembre, en sa pâleur,
Pleure.
Mais, quoique toute clameur
Se meure,
En moi ton rire charmeur
Demeure...
[…]
Les pauvretés de ton âme sordide,
Tu les verras, ma chère,
Se changer en prodigalités,
Si tu me réponds.
Ce sera un soir de Mai,
Et les oiseaux s'ennuieront
De leurs ailes...
A tes pieds,
Mon amour couché
Te chantera en arabe
La soif des coeurs nouveaux.
Les étoiles auront pour toi
Des regards chargés
De nostalgie électrique.
La lune te fera le gros dos.
Moi, j'aurai ensanglanté
Ce qui me reste de coeur,
Pour éteindre la solitude
De tes lèvres rouges...
Tu verras, telle une sultane,
Ramper autour de tes hanches
L'essaim des amours muettes,
Et ta main toujours froissera
La soie riche de quelque nouveau jouet.
Tu marcheras même sur le sang
De mes chimères sans firmament.
Mais au moins que je boive en tes lèvres
Un secret d'éternelle passion!
Alors, ma toute belle,
Je dévorerai ton âme
De sanglots sans fin...
KATEB YACINE (Kateb est son patronyme, qu’il a toujours placé avant son prénom), Poète, romancier, dramaturge et metteur en scène algérien. Née à Constantine, Algérie, le 2 août 1929. Kateb Yacine fut très tôt partagé entre son attachement à la culture française et ses convictions de militant nationaliste. Alors qu’il faisait ses débuts dans le journalisme (Alger républicain et Afrique Action) et participait à de nombreuses revues (Soleil, Simoun, Esprit, Mercure de France, Les Lettres nouvelles), Kateb Yacine entama une œuvre poétique et romanesque marquée par l’expérience de la colonisation et de la guerre: il publia son premier recueil de poèmes en 1946, Soliloque, et écrivit la pièce Le Cadavre encerclé en 1954, montée par Jean-Marie Serreau dans la clandestinité à Bruxelles en 1958. Nedjma, publiée en 1956, fut unanimement considérée comme une œuvre majeure. Vivant surtout en France de 1951 à 1970, il retourna ensuite en Algérie où il se consacra à un théâtre politique en arabe dialectal. Il écrivit ainsi, et mit en scène, Mohammed prends ta valise (1971), La Voix des femmes (1972), La Guerre de 2000 ans (1974), Le Roi de l’Ouest (1977), Palestine trahie (1978). En 1986, rassemblant un ensemble de textes inédits de l’auteur, Jacqueline Arnaud publia L’Œuvre en fragments. Après la mort de Kateb Yacine, un recueil de ses entretiens parut sous le titre Le Poète comme un boxeur (1994), puis celui de ses écrits journalistiques, Minuit passé de douze heures (1999), par les soins d’Amazigh Kateb. Les pièces inédites de l’auteur, réunies par Zebeïda Chergui, ont été publiées aux Éditions du Seuil sous le titre Boucherie de l’espérance (1999). Kateb Yacine est décédée le 28 octobre 1989 à Grenoble.
Bibliographie
Soliloques, poèmes, Bône, 1946. Réédition (avec une introduction de Yacine Kateb), Alger, 1991.
Abdelkader et l'indépendance algérienne, Alger, 1948.
Nedjma, roman, Paris, 1956.
Le Cercle des représailles, théâtre, Paris, Éditions du Seuil, 1959[contient Le Cadavre encerclé, La Poudre d'intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité, Le Vautour, introduction d'Edouard Glissant: Le Chant profond de Kateb Yacine].
Le Polygone étoilé, roman, Paris, 1966.
Les Ancêtres redoublent de férocité, [avec la fin modifiée], Paris, 1967.
L'Homme aux sandales de caoutchouc [hommages au Vietnam et à Ho Chi Minh], théâtre, Paris, 1970.
L'Œuvre en fragments, Inédits littéraires et textes retrouvés, rassemblés et présentés par Jacqueline Arnaud, Paris, 1986.
Le Poète comme un boxeur, entretiens 1958-1989, Paris, 1994.
Boucherie de l'espérance, œuvres théâtrales, [quatre pièces, contient notamment Mohammed prends ta valise, Boucherie de l'espérance, La Guerre de deux mille ans",et Le Bourgeois sans culotte, œuvres écrites entre 1972 et 1988], Paris, 1999. Textes réunis et traduits par Zebeïda Chergui.
Minuit passée de douze heures, écrits journalistiques 1947-1989, textes réunis par Amazigh Kateb, Paris, 1999.
Kateb Yacine, un théâtre et trois langues, Catalogue de l'exposition littéraire du même nom, 2003.
Parce que c'est une femme, textes réunis par Zebeïda Chergui, théâtre, [contient un entretien de Yacine Kateb avec El Hanar Benali, 1972, La Kahina ou Dihya; Saout Ennissa, 1972; La Voix des femmes et Louise Michel et la Nouvelle Calédonie], Paris, 2004.