L'Image et autres poèmes
L'IMAGE
L'Image est une création pure de l'esprit.
Elle ne peut naître d'une comparaison mais de rapprochement de deux réalités plusou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l'image sera forte —plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique.
Deux réalités qui n'ont aucun rapport ne peuvent sa rapprocher utilement. Il n'y a pas création d'image. Deux réalités contraires ne se rapprochent pas. Elles s'opposent.
On obtient rarement une force de cette opposition.
Une image n'est pas forte parce qu'elle est brutale ou fantastique —mais parce que l'association des idées est lointaine et juste.
Le résultat obtenu contrôle immédiatement la justesse de l'association.
L'Analogie est un moyen de création.
— C'est une ressemblance de rapports; or de la nature de ces rapports dépend la force ou la faiblesse de l'image créée.
Ce qui est grand ce n'est pas l'image —mais l'émotion qu'elle provoque; si cette dernière est grande on estimera l'image à sa mesure.
L'émotion ainsi provoquée est pure, poétiquement, parce qu'elle est née en dehors de toute imitation, de toute évocation, de toute comparaison.
Il y a la surprise et la joie de se trouver devant une chose neuve.
On ne crée pas d'image en comparant (toujours faiblement) deux réalités disproportionées.
On crée, au contraire, une forte image, neuve pour l'esprit, en rapprochant sans comparaison deux réalités distantes dont l'esprit seul a saisi les rapports.
4 ET 9
Les quatre pieds des chevaux tremblent sur l'horizon
La même ligne me sert de couvercle
Le monde est éteint sous le couvre-feu
Les fenêtres brillent comme des yeux
On a des armes pour rire
Et un cœur pour mourir
Le général est un vieux monsieur
Sans habits civils
Une blague une bonne blague à faire
A un membre de la famille
C'est lui qui a pris tout l'héroïsme et le péril
La cour est une prison sans étage où l'on tourne sans
fin
Plus qu'une heure
On monte la soupe et les godillots
La figure d'un roi nègre décoré de la médaille de
sauvetage
C'est pour rien
Chez les sauvages
La musique est mieux
Nous sommes trois et je suis au milieu
Où allez-vous?
Le plaisir et la mort tournent autour de nous.
ET LA
Quelqu'un parle et je suis debout
Je vais partir là-bas à l'autre bout
Les arbres pleurent
Parce qu'au loin d'autres choses meurent
Maintenant la tête a tout pris
Mais je ne t'ai pas encore compris
Je marche sur tes pas sans savoir qui je suis
Il faut passer par une porte où personne n'attend
Pour un impossible repos
Tout s'écarte et montre le dos
Un peu de vide reste autour
Et pour revivre d'anciens jours
Une âme détachée s'amuse
Et traîne encore un corps qui s'use
Le dernier temps d'une mesure
Plus tenace et plus déchirant
Un chagrin musical murmure
ESPRIT PRÉSENT
Le carton blanc au mur
c'est l'ovale d'un œil dont la paupière nous fait signe
Devant la glace il manque la pendule et l'heure
Les mains tiennent l'air dans la chambre
Mais on ne sait pas très bien ce que c'est
Ni pourquoi
La table tourne autour du monde
La table chargée de couleurs comme une mappemonde
On attend le navire qui vient vers nous dans l'avenir
Au moment où nous sommes là
Le ciel appuie sur chaque tête
Le bout du mât s'accroche à l'aile du nuage
Le monde est ventre à terre
Et tout pèse trop lourd
Sur les épaules et sur les bras
J'attends que le vent fort revienne
Pour soulever le tas
On respire mal sous sa poigne
Je pense à l'horizon limpide qui s'éloigne
L'esprit borgne suit à tâtons
L'œil revient dans le coin
Puis la table chavire
Dehors tout est trop grand dans le jour qui s'étire
Et le pays devient plus mince et transparent
Mais derrière on ne voit plus rien
Il n'y reste peut-être rien
La température est trop vague.
A L'AUBE
Dans mon rêve la tête d'un enfant était au centre.
Si les nuages s'accumulent sur ton toit et que la pluie t'épargne garderas-tu le secret de ce double miracle?
Mais aucune voix ne t'appelle. Si tu te lèves, pieds nus, tu prendras mal. Où irais-tu d'ailleurs, à travers ces ravins de lumières.
L'édredon gardait le silence; les jambes repliées sous lui il marche sur ses ailes et sort. C'était un ange et le matin plus blanc qui se levait.
ABÎME
Je m'attendais à tout ce qui peut arriver
La tête en bas
Les pieds touchant la tête
Et tout ce qui dans l'angle remuait
Contre le mur
En face et par côté
La glace qui s'éteint s'était mise à trembler
Il y avait une lumière
Autrefois
Et la figure que je vois
Minuit
Serait-ce l'heure
Sous le toit la gouttière pleure
Et le train au loin qui criait
La chambre s'étendait bien plus loin que les murs
Alors on aurait pu m'atteindre
Ou même j'aurais pu tomber
Le monde pour dormir se renversait
AGONIE DU REMORDS
Avant de partir pour la cérémonie qui se dresse au levant
Avant d'engloutir cet espace présent devant la table
Au dessus des vagues tordues sous le tapis roulant
Saluons le soleil
Les murs sont au courant
Il n'y a plus rien à dire
Tout est mort
Tout se vend
On entend les prières aux voûtes du couvent
On entend les voix brisées qui se répondent
On essuie les larmes versées qui se répandent
Et quand le jour nouveau aiguise son tranchant
La lame fend les cœurs glacés qui se repentent
Mais les yeux restent clairs aux visages qui mentent
SOLEIL
Quelqu'un vient de partir
Dans la chambre
Il reste un soupir
La vie déserte
La rue
Et la fenêtre ouverte
Un rayon de soleil
Sur la pelouse verte
LA TETE ROUGE
Là-haut
Le creux marin
Au bord des hémisphères
La houle passe en bloc par-dessus les tréteaux
Les racines du monde pendent
par delà la terre les jambes du jockey au bord du tilbury
Les côtés de la route changent les franges du ciel remuent
Et le vent se replie derrière la forêt les monticules
à la ligne des dunes où roule le soleil
Les pins dans les barreaux de fer renferment les bêtes immobiles la peau des roches
à travers les ondes des coups de tonnerre
de l'orage
Il ne manque plus rien si l'horizon frémit
Mais derrière
Il y a sur le mur l'affiche ensanglantée
les lambeaux de carton que la pluie fait bouger
le soir aux yeux du passant qui remonte par la plus longue rue
Rue déserte encombrée de maisons qui se déplacent
Les arbres prisonniers s'entendent à voix basse
Chaque vitrine a son secret
Dans la nuit
Sous le ciel et une voie d'étoiles
Des gémissements
Des oscillations inquiétantes de la terre qui change son mouvement
L'homme qui monte sans rien voir que son pas devant
Les bruits dans les gradins du port
et les bruits des enseignes
Toutes les voix
Tous les tumultes
Les formes blanches des étages qui se plaignent
Tout luit
L'eau a lavé la pierre
Des mots glissent des toits
Un bruit sourd des lumières
Entre les deux troupeaux des trottoirs les portes pleines qu'on pousse et qui ne s'ouvrent pas
Le langage étranger dans la tête du matelot qui va
La mémoire du poète en avant qui dicte
Et les livres dont les noms et les mots reviennent constamment
Nuages
Tour
Eiffel les noms du
Dictionnaire
Et les mots étrangers et ceux de son pays
Où seront-ils passés
Et l'ombre de l'ami mort l'an dernier toujours présente derrière sa table et dans ses promenades et même pour signer
Cette réclame
Ce mouvement dans l'être qui agite son chapeau au bout du même bras
Et cette face rouge
La même qui guidait le marin qui allait la tête émerveillée des noms du
Dictionnaire
des mots de la légende et de l'astrologie
Le temps passé sous l'aile
La caresse de l'air
Le portrait que je laisse
Et tous les mots violents que je n'aurai pas dits
JEUX D'HOMMES SOUS LA TENTE
Le feu couve au brasier
Les regards
les attentes
Tous ces visages-là penchés près du tapis
Où se lit l'histoire simple et magnifique de leur vie
Les objets familiers
Les murs de couleur tendre
Et l'air tiède qui tient les bouches entr'ouvertes
Vers la tête endormie
Un meuble qui remue
Les rideaux se soulèvent
On entend un soupir
Et la glace frémit sous les doigts
Mais sortir
Le feu couve au brasier
Dehors le gris des cendres
Et la cheminée seule pour soutenir la nuit
SUR LA ROUTE A DEMI
Le temps de passer au tournant se lever le soleil
l'aube à la boutonnière
Voir passer la rangée des casques
à la rivière
L'eau brille entre les remparts les éclats verts ou sur la porte le nom du clocher
Et la lame plus forte
Autour du sommeil de la nuit
la ville au collier de lumières
Puis la sombre distance
les trous noirs la route ensevelie
Tout le long du trajet la peur d'avoir compris
Une forme au delà du fossé
Un souffle sur la gorge
Et le train en retard du monde encore plus près
Tout ce qu'on n'aime pas arrive
S'abat
Se creuse un nid dans ma poitrine
AU CARREFOUR DES ROUTES
Les bras se levaient vers la croix et la tête restait pendue au flot de ses cheveux, sous la lucarne.
Sur les marches il n'y a plus que l'ombre que le soleil projette et les mains perdues dans les rayons l'empêchent de tomber. Une voix d'en haut sortait de derrière un nuage, mais le
tonnerre, en roulant, l'a brisée.
Et la prière qui montait du fond n'est plus qu'un souffle, une voix de poitrine qui se laisse tomber dans les plis de la robe après être sortie.
A gauche on monte par le chemin du ciel que ne révèle aucune plaque indicatrice.
BLANC ET NOIR
Comment vivre ailleurs que près de ce grand arbre blanc de cette lampe
Le vieillard a jeté une à une ses dents d'ivoire
A quoi bon continuer à mordre ces enfants qui ne meurent jamais
Le vieillard
Les dents
Cependant ce n'était pas le même rêve et quand il s'est imaginé qu'il était aussi grand que
Dieu lui-même il a changé sa religion et quitté sa vieille chambre noire
Puis il acheta de nouvelles cravates et une armoire
Mais maintenant sa tête aussi blanche que l'arbre n'est plus en effet qu'une misérable petite boule au bas des marches
De loin la boule remue
Il y a un chien à côté et dans sa forme
De loin quand il remue on ne sait plus si c'est la boule.
CHEMIN TOURNANT
Il y a un terrible gris de poussière dans le temps
Un vent du sud avec de fortes ailes
Les échos sourds de l'eau dans le soir chavirant
Et dans la nuit mouillée qui jaillit du tournant
des voix rugueuses qui se plaignent
Un goût de cendre sur la langue
Un bruit d'orgue dans les sentiers
Le navire du cœur qui tangue
Tous les désastres du métier
Quand les feux du désert s'éteignent un à un
Quand les yeux sont mouillés comme
des brins d'herbe
Quand la rosée descend les pieds nus sur les feuilles
Le matin à peine levé
Il y a quelqu'un qui cherche
Une adresse perdue dans le chemin caché
Les astres dérouillés et les fleurs dégringolent
À travers les branches cassées
Et le ruisseau obscur essuie ses lèvres molles à peine décollées
Quand le pas du marcheur sur le cadran qui compte
règle le mouvement et pousse l'horizon
Tous les cris sont passés tous les temps se rencontrent
Et moi je marche au ciel les yeux dans les rayons
Il y a du bruit pour rien et des noms dans ma tête
Des visages vivants
Tout ce qui s'est passé au monde
Et cette fête
Où j'ai perdu mon temps
LE TEMPS ET MOI
Dans le sous-sol le plus secret de ma détresse
Où le vice a reçu la trempe de la mort
je redonne le ton au disque
Le refrain à la vie
Un terme à mon remords
Dans le cercle sans horizon où se lamente la nature
Si la chaleur qui passe du sang à ton esprit
Tu pouvais suivre la mesure
En te hâtant sans bruit au tournant de la peur
Tout ce qu'on m'a repris des roues de la poitrine
Cette montre qui sonne l'heure sans arrêt
Et l'amère lueur qui coulait goutte à goutte
Entre la main et l'œil
Le chemin de la peau
La débâcle au bruit sec de la glace légère qui se brise au réveil
Je vais plus loin la main tendue au mouvement inconscient de la pendule
Une curiosité perçante au fond du cœur
Et pour toi dans la tempe le bruit sourd qui ondule
Des lièvres du péché à l'haleine des fleurs
Va-et-vient lumineux
Ressac de la fatigue
Goutte à goutte le temps creuse ta pierre nue
Poitrine ravinée par l'acier des minutes
Et la main dans le dos qui pousse à l'inconnu
CŒUR À CŒUR
Enfin me voilà debout
Je suis passé par là
Quelqu’un passe aussi par là maintenant
Comme moi
Sans savoir où il va
Je tremblais
Au fond de la chambre le mur était noir
Et il tremblait aussi
Comment avais-je pu franchir le seuil de cette porte
On pourrait crier
Personne n’entend
On pourrait pleurer
Personne ne comprend
J’ai trouvé ton ombre dans l’obscurité
Elle était plus douce que toi-même
Autrefois
Elle était triste dans un coin
La mort t’a apporté cette tranquillité
Mais tu parles tu parles encore
Je voudrais te laisser
S’il venait seulement un peu d’air
Si le dehors nous permettait encore d’y voir clair
On étouffe
Le plafond pèse sur ma tête et me repousse
Où vais-je me mettre où partir
Je n’ai pas assez de place pour mourir
Où vont les pas qui s’éloignent de moi et que j’entends
Là-bas très loin
Nous sommes seuls mon ombre et moi
La nuit descend
PIERRE REVERDY, est né à Narbonne le 13 septembre 1889 à midi. Il vécut à Paris et à Solesmes; il est mort à Solesmes en 1960. Il grandit au pied de la Montagne Noire dans la maison de son père, qui lui transmet le lire et l'écrire. Plusieurs de ses proches ancêtres avaient été sculpteurs, travaillant la pierre d'église et le bois. Il fait ses études au petit lycée de Toulouse et au collège de Narbonne.
Bibliographie
1915 Poèmes en prose (Paris).
1916 La Incame ovale (Paris).
1917 Le ooleur de Talan, roman (Avignon).
1918 Les ardoises du toit, avec deux dessins de Georges Braque (Paris).
1918 Les jockeys camouflés et période hors-texte, avec cinq dessins d'Henri Matisse (Paris).
1919 La guitare endormie, avec quatre dessins de Juan Gris (Paris).
1919 Self ' defence, critique (Paris).
1921 Étoiles peintes, avec une eau-forte d'André Derain (Paris).
1921 Cour de chêne, avec huit gravures sur bois par Manolo (Paris).
1922 Cravates de chanvre, avec trois eaux-fortes de Pablo Picasso (Paris).
1924 Pablo Picasso, avec vingt-six reproductions de peintures et dessins (Paris).
1924 Les épaves du ciel (Paris).
1925 Ecumes de la mer, avec un portrait de l'auteur par Picasso (Paris).
1925 Grande nature (Paris).
1926 La peau de l'homme, roman populaire (Paris).
1927 Le gant de crin (Paris).
1928 La halle au bond, avec un portrait de l'auteur par Modigliani (Marseille).
1929 Sources du vent, avec un portrait de l'auteur par Picasso (Paris).
1929 Flaques de verre (Paris).
1930 Pierres blanches, avec un portrait de l'auteur et un frontispice de Marc Chagall (Carcassonne). Risques et périls, contes, 1915-1928 (Paris).
1937 Ferraille (Bruxelles).
1940 Plein verre (Nice).
1945 Plupart du temps, poèmes 1915-1922(Paris).
1945 Préface à Souspente d'Antoine Tudal (Paris).
1946 Visage, quatorze lithographies d'Henri Matisse accompagnées de poésies par Reverdy (Paris).
1948 Le livre de mon bord, notes 1930-1936 (Paris).
1948 Le chant des morts, avec 125 lithographies de Pablo Picasso (Paris).
1949 Main-d'œuvre, poèmes 1913-1949 (Paris).
1950 Une aventure méthodique, avec douze lithographies en couleurs et vingt-six en noir et blanc de Braque (Paris).
1953 Cercle doré, chanson, avec une lithographie de Georges Braque (Paris).
1955 Au soleil du plafond, avec onze lithographies de Juan Gris (Paris).
1956 En vrac (Monaco).
1959 La liberté des mers, illustré par Georges Braque (Paris).
1962 A René Char, poème, avec un dessin de Georges Braque (Aies, P. A. Benoit). Poème épistolaire tiré à 4 ex. 1966 Sable mouvant, avec dix aquatintes de Picasso (Paris).