Yves Namur


Poèmes



Cette rose

Nous fut donnée pour la soif
Et l’éclair.

Mais nous l’avons tant de fois laissée
Sur le rebord de la fenêtre,

Nous l’avons
Ô combien de fois abandonnée à elle-même,
Au poème et à la folle,

Qu’on ne sait plus vraiment aujourd’hui,

Etait-elle rose dans la rose
Ou montagne sur la montagne?


Cette rose fut tant appelée

Qu’elle en oublia même le poids de l’abeille
Et celui de la première rosée,

Qu’elle en oublia la pluie,
L’odeur du cheval et la forme des poèmes.


Elle en oublia jusqu’au sens même des mots,
Les mots les plus simples et les plus ordinaires,
Ceux dont on rêve et ceux que l’on pleure.


Elle oublia aussi tous ceux dont elle portait encore
Le cœur rouge et les respirations,

Elle en oublia tout de tout.

Parce que tout cela, dit-elle,
Le poème, la colère, les larmes et même la tristesse du ciel,


Tout cela n’est réponse à rien.


La rose
Et le promeneur fatigué sont là

Qui écoutent le merle
Et les solitudes noires du pré.


L’un et l’autre sont assis
Au bord de l’herbe, au bord de la pensée,
Tout au bord du vide.

L’un et l’autre, 
Comme autant de cristaux et de cendres
Qui se souviendraient encore de l’étoile et de l’errant,

L’un et l’autre regardent le monde

Et cette douleur
Cachée dans la bouche des hommes.  

(pour Ferry et Jacques Crickillon)

 Ce matin,
Une rose s’est ouverte au grand vide,

S’est vidée

De son sang noir,
De tout son sang, de ses robes
Et de ses désirs d’abeilles.


Une rose
S’est dressée vers l’étoile et la douleur,

Une rose vide
S’est ainsi ouverte au lointain

Et
Aux regards de l’autre.


Combien de roses sont-elles
À marcher encore dans le grand pré
Et la solitude ?

Combien sont-elles,

Roses venues de mai
Ou des lointaines terres blanches,

Combien sont-elles,

Qui ne seront jamais tout à fait ouvertes,
Qui ne seront jamais que silences, demi-mots
Ou douleurs ?


Combien sont-elles
Qui se tournent ainsi vers les ruines
Et les vides d’un homme?


Qu’y a-t-il dans le regard de l’abeille?

Qu’y a-t-il
Que l’homme ne connaisse déjà?


Peut-être une maison sans toit,
Peut-être une chaise sans pieds,
Sans voix et sans gestes,

Peut-être une pierre sans histoires,
Sans poids et sans aucune consistance,

Peut-être un regret
Ou quelques mots inutiles et beaux,  


Peut-être
Y a-t-il de tout cela dans l’œil de l’abeille,

Et peut-être aussi une larme
Et un poème inachevé encore?


Une voix d’or se soulève
Comme le firent naguère la poussière et les mots légers.

La voilà qui s’absente maintenant d’elle-même

Et marche avec les oiseaux au-dessus du mot vert,
Au-dessus du grand pré, au-delà de l’air.


Une voix marche vers un dieu obscur
Ou une forêt de riens.

Une voix marche
Que rien ni personne ne saurait désormais arrêter,
Tant le vert est immense, tant le poème reste
Ouvert.


Quelle maison

Pourrait tout à la fois contenir les larmes,
Les silences et toutes les formes physiques du vert?

Et quelle autre maison,
Maison de poète, de roi ou d’esclave blanc, 

Quelle autre pourrait-elle aussi se vider de tout cela,

De toutes ces larmes,
Des formes et des silences qui encombrent la journée
Et les poèmes à écrire?


Quelle maison, je vous le demande,
Quelle maison pourrait entrer maintenant dans ce poème?



Extraits de: Les ennuagements du cœur (2004)


YVES NAMUR né le 13 juillet 1952 à Namur, est un médecin, poète  et éditeur belge de langue française (Le Taillis Pré), il est aussi l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Il est le lauréat de nombreux prix littéraires parmi lesquels, les Prix Charles Plisnier, Jean Malrieu, La Biennale Robert Goffin, Louise Labé (2001), le Prix Maurice Carême (2003) ainsi que le Prix Tristan Tzara (2004) et le Prix du Parlement de la Communauté française (2005) pour Les ennuagements du coeur (éd. Lettres vives). Il est membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et membre correspondant de l’Académie européenne de poésie. Bibliographie: Soleil à l'échafaud 1971; Sur le sable 1972; Meule de pierre 1975;  De mémoire inférieure 1975; Lampes 1976; Des ossements 1976; À l'entre-deux 1977; Le toucher, le poème 1984; Le voyage, l'obscène 1984; Fourrures de fourmis 1990; Ce long bavardage 1990; Le voyage en amont de vide 1990; L'oiseau et l'effacement du jour 1990; Trente-trois poèmes pour une petite cuisine bleue 1991; La parole oubliée 1991; Lettres à une autre 1991; De fines bandelettes ou le domaine de l'oiseleur 1991; Fragments de l'inachevée 1992; Le livre des sept portes 1994; Le regard est le nom de l'arbre ou le poème 1996; Sept figures d'une répétition 1998;  Figures du très obscur 2000; A l'épreuve de la lumière 2000; Le livre des apparences 2001; La petite cuisine bleue 2002; L'immobilité verte  2002; Le regard de l'éclaircie 2002; Les ennuagements du cœur 2004.
Yves Namur Yves Namur Reviewed by La Rédaction on jeudi, décembre 10, 2015 Rating: 5

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