Mohammed Bennis


Cinq Poèmes



Chant pour le jardin de l'eau


L'eau inaugure le lieu
L'eau, âme libre venant à toi
du moindre obscur
Écoute l'eau
toi
qui passes cette porte
Premier pas
est l'amour
Tous les suivants
gravissent la mémoire
pour saluer les passants
Ici, nul étranger
Tous frères nous sommes
venus glorifier la pureté de l'eau
Ô souveraine
qui veilles à la pureté
n'oublie pas qu'entre tes mains


l'eau fait fleurir l'âme et coule jusqu'à l'infini 
Rien ne te sépare de cet air
rien de ce silence
Que je touche une pousse
revient pour moi
à toucher l'étoile
Notre nature est la même
Ici. j'écoute les entrailles qui scandent
Écris le salut
écris l'absence
Si j'étais ici une fois
je serais toujours ici
Les plafonds ne sont pas moins hauts que le ciel
les branches pas plus lentes que l'aile d'une tourterelle
L'escalier qui conduit à ma chambre
mène aussi au théâtre des mots
Scrute cette lumière jaillissant de la pierre 
Les coins écartés du jardin se rapprochent les uns des autres 
Le courant d'eau les pousse dans la paix de la vasque solitaire

Lente, l'ombre avance
portant nos pas
vers ce que nous ne connaissons pas
Libère-toi de l'allégresse de la fin
Tu es voué à cette marche
d'une âme l'autre
et les revenants ne se rappellent plus qui tu es
Habite la chambre du silence
Comme un sourire retenu
les miroitements reproduisent
des fleurs jamais semblables
Le jardin accueille chaque fois les premiers souffles
A chaque pas
commence
la danse
L'Andalousie n'est pas un vocable 
Regarde
ces couleurs de musique
ces traces
d'amants 
Ne cherche pas d'autre lieu 
Ici
est l'Andalousie de l'eau ton 
Andalousie
Le jardin des déserts
recueille
mes amis errants
l'un
après l'autre
Ils sont ici
échangeant des coupes de vin
sans relâche
Les nuits se déversent
sur des pentes descendant
vers les vallées du silence
Mais les amis se réunissent ici
nuit
après nuit
jardin
désert



Verre de vin 


Une main bouge
pulsation sur la peau des mots
Du bas du verre
Jour que ne voile pas la nuit
Nuit
qui fond dans l'eau du jour
Jour et nuit
jaillissant d'un même feu


Silence épais, me voici assis devant
la fenêtre de l'incertitude, comme si je regardais
la nébuleuse
en riant
Je laisse le vent transpercer mes doigts
Dans ce lieu indéterminé
j'entends le crissement
Peut-être est-ce la mort


Lumière se reflétant dans le fond du verre
Peut-être
as-tu appelé
dans le soir du fleuve
ne sachant pas
comment de
ses hauteurs tombe
le verre


Les gens du vin dans leur verger
derrière les bigaradiers
assis
Les effluves des fleurs mettent leur présent
sur la voie de mille métaphores
Ils ne font pas attention à moi
mais
je jouis calmement de ce qui se forme
dans une région non gardée
Les arpèges
du luth arrachent le temps à ses ruines
Ta liberté est de te réjouir maintenant

C'est ainsi que les mots se sont cachés
dans une paume bleue
L air accroît les souvenirs
les laisse rouler


légers
sur le versant du vide
Forêt d'air
ce verre




L'amour n'avertit pas 


J'ai vu cette nuit dans mon sommeil
une femme
Et quand je me suis éveillé
mon cœur était parti en elle
Sais-tu qui elle est ?
Il m'a répondu :

Par
Dieu, non



L'amour est invention 


Sous le pin des symboles
l'amour étrange
parle
Prends de ces feuilles ce qui éblouirait l'aimée
et jette-le dans l'eau de la parole
Poésie coupant les mains
Froideur se jouant
de la présence
Aveu compris de nous deux seuls
Salut
que tu laisses suspendu entre deux passants
Propos sur le sang d'une couleur dans une toile non encore peinte

À
Casablanca, un ami m'a raconté avoir été entraîné dans le dédale d'une soirée.
Une femme silencieuse entre toutes les présentes le surprit par un amour non déclaré dont il ne savait d'où provenaient les douleurs.
Il la salua, les yeux rivés sur l'eau douce de ses seins.
Peu convaincue, elle choisit de se taire alors que les planches du désert la sculptaient.
Puis elle l'agressa devant l'assistance au point qu'il en fut perturbé et
que des nuages de solitude se bousculèrent entre tripes et
paupières.

Bénie sois-tu. ô langue du grand amour !



Le corps de qui 


De moi, ô corps, approche-toi sans crainte
Ton corps appartient à ton sanglot aux confins des délices de l'amour
De ton corps approche-toi, ô corps
et regarde tes membres
se défaire
et se dissoudre

Ton cri est ton commencement, ô corps
Pour lui les branches
les arcs
Pour lui les rires naissent
du gosier de l'éternité

Ne crains pas de te désintégrer, ô corps
et nu, avance vers mes yeux
nu et brûlant

Dans la tempête grave-toi
avec l'envie des fossettes
Triomphe de toi et de moi
pour que la langue jubile
de fondre
entre les fissures d'un nuage
à la flamme attisée
O corps, sois pour moi
logis d'eau
épi
pour infirmer ce dont me menace le soir
mort
et anéantissement



MOHAMMED BENNIS, né à Fès en 1948. Est un poète marocain et l’un des poètes les plus importants de la poésie arabe moderne. Il crée en 1974 la revue Al-Taqafa ai-jadida (La Culture nouvelle), qui a été. jusqu'à son interdiction dix ans plus tard, un pôle du renouvellement littéraire, du dialogue des cultures et du débat intellectuel. En 1985, il est l'un des fondateurs de la maison d'édition Toubkal. encore active de nos jours. Puis, en 1996. il joue le même rôle dans la création de la Maison de la poésie du Maroc, dont l'une des réalisations est d'avoir obtenu que l'Unesco décide de taire du 21 mars la Journée mondiale de la poésie. Par ailleurs. Mohammed Bennis a traduit en arabe des œuvres de Bernard Noël et de Jacques Ancet. Auteur d’une trentaine de titres, Mohammed Bennis a publié quatorze recueils de poèmes, les œuvres poétiques (deux volumes), des études sur la poésie marocaine et la poésie arabe moderne, des textes et des traductions. Il a notamment publié dans de nombreux journaux et revues du Monde Arabe. Certains de ses textes ont été traduits et publiés dans des livres collectifs, des revues et journaux en plusieurs langues. Depuis 1995, des recueils et des livres de lui sont publiés en France, en Italie, en Espagne, en Turquie et en Macédoine. Il écrit sur la peinture. Il réalise aussi des œuvres collectives, sous forme de tableaux, de livres et de porte-folios, dans les pays arabes, en Europe, aux États-Unis et au Japon. Le Livre de l’amour, réalisé avec le peintre irakien Dia Azzawi, est le témoignage d’une aventure commune.
Mohammed Bennis Mohammed Bennis Reviewed by La Rédaction on lundi, mai 18, 2020 Rating: 5

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